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Après l’appétit de savoir lui était venu l’appétit de puissance. Conseiller du roi Charles II le Boiteux – grand-père de la reine Clémence – puis secrétaire des conseils secrets et pourvu de nombreux bénéfices ecclésiastiques, dix ans après son arrivée il se trouvait nommé évêque de Fréjus, et un peu plus tard accédait à la fonction de chancelier du royaume de Naples, c’est-à-dire de premier ministre d’un État qui comprenait à la fois l’Italie méridionale et tout le comté de Provence.

Une si fabuleuse ascension, parmi les intrigues des cours, n’avait pu s’accomplir grâce seulement à des talents de juriste et de théologien. Un trait, connu d’assez peu de gens, car il relevait du secret à la fois d’Église et d’État, montrait bien l’astuce et l’aplomb dont Duèze était capable.

Quelques mois après la mort de Charles II, il avait été envoyé en mission à la cour papale, dans un moment où l’évêché d’Avignon, le plus important alors de toute la chrétienté puisque résidence du Saint-Siège, était vacant. Toujours chancelier, et donc détenteur des sceaux, il rédigea tranquillement une lettre par laquelle le nouveau roi de Naples, Robert, demandait pour lui, Jacques Duèze, le siège épiscopal d’Avignon. Ceci se passait en 1310. Clément V, soucieux de se ménager l’appui de Naples en une période où il rencontrait beaucoup de difficultés du côté de la France, accéda aussitôt à la requête. La supercherie se découvrit un peu plus tard, lorsque Clément, recevant la visite de Robert, pape et roi se témoignèrent leur mutuelle surprise, le premier de n’avoir pas reçu de plus chauds remerciements pour une si grande faveur accordée, le second de n’avoir pas été consulté sur une nomination qui le privait de son chancelier. Plutôt que de faire éclater un inutile scandale, ils choisirent d’accepter la chose de bonne grâce. Chacun s’en trouva bien. Maintenant Duèze était cardinal de curie, et l’on étudiait ses ouvrages dans toutes les universités.

Mais, si étonnante que soit une destinée, elle n’apparaît telle qu’à ceux qui la regardent de l’extérieur. Les jours vécus, qu’ils aient été emplis ou vides, agités ou tranquilles, sont tous également des jours enfuis, et la cendre du passé a le même poids dans toutes les mains.

Tant d’ardeur, d’ambition, d’énergie dépensées avaient-elles un sens lorsque tout devait, inéluctablement, basculer dans cet Au-delà dont les plus hautes intelligences et les plus difficiles sciences humaines n’arrivaient à saisir que d’indéchiffrables lambeaux ? Pourquoi vouloir devenir pape ? N’eût-il pas été plus sage de s’enfermer au fond d’un cloître, dans le détachement de tout ? Se dépouiller et de l’orgueil de la connaissance et de la vanité de dominer, acquérir l’humilité de la foi la plus simple… se préparer à disparaître… Or même cette sorte de méditation prenait, chez le cardinal Duèze, le tour d’une spéculation abstraite, et son anxiété de mourir se transformait bientôt en débat théologique.

« Les docteurs nous assurent, pensait-il ce matin-là, que les âmes des justes après la mort jouissent immédiatement de la vision béatifique de Dieu, qui est leur récompense. Soit, soit… Mais les Écritures nous disent aussi qu’à la fin du monde, quand les corps ressuscités auront rejoint leurs âmes, nous serons tous jugés en dernier Jugement. Il y a là une grande contradiction. Comment Dieu, totalement souverain, omniscient et parfait, aurait-il à évoquer deux fois le même cas devant son propre tribunal, et comment pourrait-il juger en appel de ses propres sentences ? Dieu n’est point susceptible d’erreur ; et imaginer un double arrêt de sa part, ce qui suppose révision, donc erreur, est une impiété et même une hérésie… Du reste, ne convient-il pas que l’âme n’entre en possession de la joie de son Seigneur qu’au moment où, réunie à son corps, elle sera elle-même parfaite en sa nature ? Donc… donc les docteurs se trompent. Donc il ne saurait y avoir ni béatitude proprement dite ni vision béatifique avant la fin des temps, et Dieu ne se laissera contempler qu’après le Jugement dernier. Mais jusque-là, où se trouvent alors les âmes des morts ? Est-ce que nous n’irions pas attendre sub altare dei, sous cet autel de Dieu dont parle saint Jean dans son Apocalypse ?…»

Les pas d’un cheval, bruit inaccoutumé à pareille heure, retentirent le long des murs de l’abbaye, sur les petits galets ronds qui pavaient les meilleures rues de Lyon. Le cardinal prêta l’oreille un instant, puis revint à son argumentation, qui procédait tout droit de sa formation juridique et dont les conséquences allaient le surprendre lui-même.

«… Car si le paradis est vide, cela modifie singulièrement la situation de ceux que nous décrétons saints ou bienheureux… Mais ce qui est vrai pour les âmes des justes l’est forcément aussi pour l’âme des injustes. Dieu ne saurait punir les méchants avant d’avoir récompensé les bons. C’est à la fin du jour que l’ouvrier reçoit son salaire ; c’est à la fin du monde que le bon grain et l’ivraie seront définitivement séparés. Nulle âme n’habite actuellement en enfer, puisque aucune condamnation n’est encore prononcée. Autant dire que l’enfer présentement n’existe pas…»

Cette conclusion était plutôt rassurante pour quiconque songeait au trépas ; elle repoussait l’échéance du procès suprême sans fermer la perspective de la vie éternelle, et s’accordait assez bien avec le sentiment, commun à la plupart des hommes, que la mort est une chute dans un grand silence obscur, une inconscience indéfinie… une attente sub altare dei

Certes, pareille doctrine, si elle venait à être professée, n’irait pas sans éveiller de violentes réactions, aussi bien parmi les docteurs de l’Église que dans la croyance populaire ; et le moment était mal choisi, pour un candidat au Saint-Siège, d’aller prêcher la vacuité du paradis et l’inexistence de l’enfer.[2]

« Attendons la fin du conclave », se disait le cardinal.

Il fut interrompu par un frère tourier qui frappa à sa porte et lui annonça l’arrivée d’un chevaucheur de Paris.

— De qui vient-il ? demanda le cardinal.

Duèze avait une voix étouffée, feutrée, totalement dépourvue de timbre bien que fort distincte.

— Du comte de Bouville, répondit le tourier. Il a dû marcher vite, car il a l’air bien las ; le temps que j’aille lui ouvrir, je l’ai trouvé à demi endormi, le front contre le vantail.

— Menez-le-moi céans.

Et le cardinal qui, quelques minutes auparavant, méditait sur la vanité des ambitions de ce monde, pensa aussitôt : « Est-ce au sujet de l’élection ? La cour de France se rallierait-elle ouvertement à mon nom ? Va-t-on me proposer un marché ?…»

Il se sentait tout agité, plein de curiosité et d’espérance, et arpentait la chambre à pas courts et rapides. Duèze avait la taille d’un enfant de quinze ans, un museau de souris sous de forts sourcils blancs, une ossature fragile.

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2

Élu pape dans les étranges circonstances que l’on verra décrites au cours de ce volume – et que nous avons romancées mais non point inventées – Jacques Duèze (Jean XXII) devait vers le milieu de son pontificat soutenir en divers sermons et études sa thèse sur la vision béatifique.