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Frugale jusque-là, autant par religion que par indifférence, la reine montra vite d’étranges exigences pour des nourritures rares et dispendieuses. Comblée par Louis X de joyaux qu’elle avait dédaignés en les recevant, elle s’animait maintenant devant ses coffres à bijoux, se passionnait à dénombrer les pierres, à en calculer la valeur, à en apprécier la taille ou l’eau. Elle décidait soudain de modifier les montures et convoquait, pour d’interminables entretiens, ses orfèvres. Elle passait aussi de longues heures avec les lingères, faisait acheter au plus cher des étoffes d’Orient, commandait d’excessives quantités de parfums.

Si, pour sortir de ses appartements, elle revêtait la blanche tenue des veuves, dans sa chambre ses familiers étaient surpris, gênés, de la voir, lovée près de la cheminée, sous des voiles d’une excessive transparence.

Sa générosité de naguère ne survivait que sous la forme altérée de libéralités absurdes. Les marchands s’étaient donné le mot et savaient qu’aucun prix ne serait discuté. L’avidité gagnait le personnel. Oh ! certes, la reine Clémence était bien servie. On se disputait aux cuisines la faveur de lui apporter son plat, car pour un dessert ornementé, pour un lait de noisettes, pour une « eau d’or » récemment découverte et où le romarin et la girofle avaient macéré à suffisance dans un jus de grenade, la reine, soudain, ouvrait sa main pleine de pièces.

Elle voulut bientôt entendre chanter, et que contes, lais et romans lui fussent récités par bouches agréables. Son regard refroidi ne voulait plus se poser que sur de jeunes visages. Un ménestrel bien pris de taille et de voix chaleureuse, qui l’avait distraite une heure, et dont les yeux s’étaient troublés en entrevoyant son corps sous les voiles de Chypre, recevait de quoi festoyer aux tavernes pendant tout un mois.

Bouville s’alarmait de ces profusions ; mais il n’avait pu se défendre d’en être lui-même bénéficiaire.

Le 1er janvier, qui était le jour des compliments et des cadeaux bien que l’année officielle ne débutât qu’à Pâques, la reine Clémence remit à Bouville un sac brodé contenant trois cents livres d’or. L’ancien chambellan s’écria :

— Non, Madame, de grâce, je ne l’ai point mérité !

Mais on ne peut refuser le présent d’une reine, même si l’on sait que cette reine se ruine.[22]

Dans cette même journée du 1er janvier, Bouville reçut la visite de messer Tolomei. Le banquier trouva l’ancien chambellan étonnamment maigri et blanchi. Bouville flottait dans ses vêtements ; ses joues s’affaissaient de chaque côté du visage ; son regard était inquiet et son attention en même temps paraissait défaillante.

« Cet homme-là, pensa Tolomei, est rongé d’une maladie secrète, et je ne serais point surpris qu’il fût saisi avant peu du mal de mort. Il faut me hâter d’arranger les affaires de Guccio. »

Tolomei connaissait les usages. À l’occasion de l’an neuf, il apportait une pièce d’étoffe à l’intention de madame de Bouville.

— … pour la remercier, dit-il, de tout le soin qu’elle a pris de cette damoiselle qui donna un fils à mon neveu…

Bouville voulut aussi refuser ce présent-là.

— Mais si, mais si, insista Tolomei. Je voudrais d’ailleurs vous entretenir un peu de cette affaire. Mon neveu va rentrer d’Avignon où notre Saint-Père le pape…

Tolomei se signa.

— … l’a retenu jusqu’ici pour travailler aux comptes de sa cassette. Il vient chercher sa jeune épouse et son enfant…

Bouville sentit tout son sang lui refluer au cœur.

— Un instant, messer, un instant, dit-il ; j’ai là un messager qui m’attend et auquel je dois confier une réponse urgente. Faites-moi la grâce de patienter.

Et il disparut, la pièce d’étoffe sous le bras, prendre conseil de sa femme.

— Le mari revient, dit-il.

— Quel mari ? demanda madame de Bouville.

— Le mari de la nourrice !

— Mais elle n’est pas mariée.

— Il faut croire ! Il faut croire ! Tolomei est là. Tiens, il t’a apporté ceci.

— Que veut-il ?

— Que la fille sorte du couvent.

— Quand ?

— Je ne sais encore. Bientôt.

— Alors attends de savoir, et ne promets rien.

Bouville reparut devant son visiteur.

— Vous disiez donc, messer Tolomei ?

— Je vous disais que mon neveu Guccio arrive, pour faire sortir, du couvent où vous avez eu la bonté de leur trouver refuge, sa femme et son enfant. À présent, ils n’ont plus rien à craindre. Guccio est porteur d’une recommandation du Saint-Père, et il s’établira, je crois, en Avignon, du moins pour un temps… J’aurais assez aimé pourtant les garder près de moi. Savez-vous que je n’ai pas encore vu ce petit-neveu qui m’est né ? J’étais sur les chemins, à visiter mes comptoirs, et n’ai su la nouvelle que par une lettre toute joyeuse de la jeune mère. Avant-hier, aussitôt rentré, j’ai voulu l’aller voir ; mais au couvent des Clarisses, je me suis heurté à porte de bois.

— C’est que la règle est fort sévère, aux Clarisses, dit Bouville. Et puis nous avions donné, sur votre demande, consignes étroites.

— Il n’est advenu nulle chose mauvaise ?

— Mais… non, messer ; rien que je sache. Je vous en eusse aussitôt averti, répondit Bouville qui se sentait au gril. Quand donc votre neveu arrive-t-il ?

— Je l’attends sous deux ou trois jours.

Bouville le regarda d’un œil effaré.

— Je vous prie une autre fois de me pardonner, dit-il, mais je me rappelle soudain que la reine m’avait envoyé quérir un objet que je ne lui ai pas porté. Je reviens, je reviens.

Et il s’éclipsa de nouveau.

« C’est dans la tête, à coup sûr, que la maladie le tient, pensa Tolomei. Le plaisir de s’entretenir avec un homme qui à chaque seconde s’enfuit ! Pourvu qu’il ne m’oublie pas ici, à mon tour ! »

Il s’assit sur un coffre, et resta un bon moment à lustrer la fourrure qui bordait sa manche.

— Me voici, dit Bouville soulevant une tenture. Vous me parliez donc de votre neveu ? Vous savez que je lui suis tout acquis. Le gentil compagnon qu’il fut dans nos voyages à Naples ! Naples… répéta-t-il en s’attendrissant ; si j’avais pu penser !… La pauvre reine, la pauvre reine…

Il s’était laissé choir sur le coffre à côté de Tolomei et essuyait de ses gros doigts les larmes du souvenir.

« Allons ! Voilà qu’il me pleure au nez, maintenant ! » pensa le banquier. Et à haute voix :

— Je ne vous ai rien dit de tous ces nouveaux malheurs ; je devine trop combien ils vous ont affligé. J’ai fort pensé à vous…

— Ah ! Tolomei, si vous pouviez savoir !… Ce fut pire que ce que vous pourriez imaginer ; le démon s’en est mêlé…

On entendit une petite toux sèche derrière la tapisserie, et Bouville s’arrêta court sur la pente des confidences dangereuses.

« Tiens, on nous écoute », pensa Tolomei qui se hâta de reprendre :

— Enfin, en cette affliction, une consolation au moins nous est donnée ; nous avons un bon roi.

— Certes, certes, nous avons un bon roi, répéta Bouville sans grande chaleur.

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22

La soudaine prodigalité de la reine Clémence après son tragique accouchement, et qui semble le signe d’une altération mentale, devait aller s’accentuant. Le pape Jean XXII, qui avait toujours protégé Clémence puisqu’elle était princesse d’Anjou, était forcé, dès le mois de mai suivant, de sermonner par lettre la jeune veuve, l’engageant à vivre dans l’effacement, la chasteté, l’humilité, d’être sobre en sa table, modeste en ses paroles comme en ses vêtements, et à ne pas se montrer seulement en compagnie de jeunes gens. En même temps, il intervenait auprès de Philippe V pour la fixation du douaire de Clémence, ce qui n’alla pas sans difficulté.

Le pape, à plusieurs reprises, écrivit encore à Clémence pour l’exhorter à réduire ses dépenses excessives et la prier fermement de régler ses dettes, en particulier aux Bardi de Florence. Finalement, en 1318, elle dut faire retraite pour quelques années au couvent de Sainte-Marie de Nazareth, près d’Aix-en-Provence. Mais, avant d’y entrer, elle fut obligée, pour satisfaire aux exigences de ses créanciers, de déposer tous ses bijoux en gage.