— Entendez-moi bien, précisa madame de Bouville ; c’est à l’enfant que ces dons sont faits. S’il était maltraité ou qu’il lui arrivât malheur, le revenu, bien sûr, serait supprimé. Car d’être le frère de lait du roi lui confère une distinction que vous devez respecter.
— Certes, certes, j’approuve… Puisque Marie se repent, dit le frère barbu, mettant de l’emphase à son empressement, et puisque son pardon nous est présenté par si hautes personnes que vous, messire, madame… nous lui devons ouvrir les bras. La protection de la reine efface son péché. Et que nul désormais, noble ou vilain, ne s’avise d’en rire devant moi ; je le tranche.
— Et notre mère ? demanda le cadet.
— Je me fais fort de la convaincre, répondit Jean. Je suis le chef de famille depuis la mort de notre père ; il ne faut pas l’oublier.
— Vous allez, reprit madame de Bouville, jurer sur les Évangiles de ne rien écouter ni répéter de ce que votre sœur pourrait vous dire avoir vu pendant qu’elle fut ici, car ce sont des choses de couronne qui doivent rester secrètes. D’ailleurs, elle n’a rien vu, elle a nourri et voilà tout ! Mais votre sœur a un peu d’extravagance dans la tête et se plaît à conter des fables ; elle vous l’a bien prouvé… Hugues ! Va quérir les Évangiles.
Le livre saint d’un côté, le sac d’or de l’autre, et la reine qui passait dans le jardin… Les frères Cressay jurèrent de taire toutes choses concernant la mort du roi Jean Ier, de veiller, nourrir et protéger l’enfant qui appartenait à leur sœur, ainsi que d’interdire leur porte à l’homme qui l’avait séduite.
— Ah ! Nous le jurons de grand cœur ! Qu’il ne reparaisse jamais, celui-là ! s’écria l’aîné.
Le cadet montrait moins de conviction dans l’ingratitude. Il ne pouvait s’empêcher de penser : « Tout de même, sans Guccio…»
— Nous nous informerons d’ailleurs pour savoir si vous êtes attentifs à votre serment, dit madame de Bouville.
Elle offrit aux deux frères de les accompagner sur-le-champ au couvent des Clarisses.
— C’est trop de peine vous donner, madame, dit Jean de Cressay ; nous irons bien nous-mêmes.
— Non, non, il faut que j’y vienne. Sans mon ordre, la mère abbesse ne laissera point sortir Marie.
Le visage du barbu se rembrunit. Il réfléchissait.
— Qu’avez-vous ? demanda madame de Bouville. Voyez-vous quelque difficulté ?
— C’est que… je voudrais auparavant acheter une mule pour y faire monter notre sœur.
Alors que Marie était enceinte, il l’avait fait voyager en croupe de Neauphle à Paris ; mais maintenant qu’elle les enrichissait, il tenait à ce que son retour s’effectuât avec dignité. Et puis la mule qui servait à dame Eliabel était crevée depuis le mois précédent.
— Qu’à cela ne tienne, dit madame de Bouville ; nous allons vous en donner une. Hugues ! Commande donc qu’on selle une de nos mules.
Bouville accompagna, jusqu’au pont-levis, sa femme et les deux frères Cressay.
« Je voudrais être mort, pour cesser enfin de mentir et de craindre », pensait le malheureux homme, amaigri, frissonnant, en regardant la forêt décharnée.
« Paris !… enfin Paris ! » se disait Guccio Baglioni en passant la porte Saint-Jacques.
Paris était morose et froid ; le mouvement de la vie, comme toujours après les fêtes de l’an neuf, semblait s’y être arrêté, et ce janvier-là plus encore que de coutume par suite du départ de la cour.
Mais le jeune voyageur qui rentrait après six mois d’absence ne voyait pas les pans de brume accrochés aux toits, ni les rares passants transis ; pour lui, la ville avait visage de soleil et d’espérance, car cet « enfin Paris ! » qu’il se répétait comme la plus heureuse chanson du monde voulait dire : « Enfin, je vais retrouver Marie ! »
Guccio portait pelisson fourré et cape de pluie en laine de chameau ; à sa ceinture, il sentait peser une bourse à cul-de-vilain[23] emplie de bonnes livres marquées au coin du pape ; il était coiffé d’un galant chapeau de feutre rouge retroussé en arrière et formant longue pointe au-dessus du front. On ne pouvait être mieux vêtu pour plaire. On ne pouvait non plus éprouver plus grand plaisir de vivre qu’il n’en ressentait.
Il sauta de selle, dans la cour de la rue des Lombards, et, lançant en avant sa jambe toujours un peu raide depuis l’accident de Marseille, courut se jeter dans les bras de Tolomei.
— Mon cher oncle, mon bon oncle ! Avez-vous vu mon fils ? Comment est-il ? Et Marie, comment a-t-elle supporté ? Que vous a-t-elle dit ? Quand m’attend-elle ?
Tolomei, sans un mot, lui tendit la lettre de Marie de Cressay. Guccio la lut deux fois, trois fois. Sur les mots : « Sachez que j’ai pris grande aversion pour mon péché et ne veux plus revoir jamais celui qui est cause de ma honte. Je me veux racheter de ce déshonneur… » il s’écria :
— Ce n’est pas vrai, ce n’est pas possible ! Ce n’est pas elle qui a pu écrire cela !
— Ce n’est point son écriture ? demanda Tolomei.
— Si.
Le banquier posa la main sur l’épaule de son neveu.
— Je t’aurais prévenu à temps, si je l’avais pu, dit-il. Mais je n’ai reçu cette lettre que le jour d’avant-hier, après être allé voir Bouville…
Guccio, le regard ardent et fixe, les dents serrées, ne l’écoutait pas. Il demanda l’adresse du couvent.
— Le faubourg Saint-Marcel ? J’y vais, dit-il.
Il réclama son cheval, qu’on avait à peine fini de bouchonner, retraversa la ville sans plus rien en voir, et alla sonner à la porte des Clarisses. Là, il lui fut répondu que la demoiselle de Cressay était partie de la veille, emmenée par deux gentilshommes dont l’un portait une barbe. Il eut beau brandir le sceau du pape, tempêter, faire scandale, il ne put rien obtenir de plus.
— L’abbesse ! Je veux voir la mère abbesse ! criait-il.
— Les hommes ne peuvent point pénétrer dans la clôture.
On finit par le menacer d’aller chercher les sergents du guet.
Hors de souffle, le teint gris, les traits changés, Guccio revint rue des Lombards.
— Ce sont ses frères, ses gueux de frères, qui l’ont reprise ! annonça-t-il à Tolomei. Ah ! J’ai été trop longtemps parti. La belle foi qu’elle m’avait jurée là, et qui n’a pas tenu six mois ! Les dames de noblesse, à ce qu’on nous prétend dans les romans, attendent dix ans leur chevalier qui est à la croisade. Mais un Lombard, cela ne s’attend point ! Car c’est cela, mon oncle, et rien d’autre. Relisez les termes de sa lettre ! Ce ne sont qu’insultes et mépris. On pouvait l’obliger à ne point me revoir, mais non à me gifler de la sorte au visage… Enfin, mon oncle ! Nous sommes riches de dizaines de milliers de florins ; les plus hauts barons viennent nous implorer de payer leurs dettes, le pape lui-même m’a pris pour conseil et confident pendant tout le conclave, et voilà ces crottés de campagne qui me crachent au front du haut de leur château fort qu’on jetterait bas d’une poussée d’épaule. Il suffit qu’ils paraissent, ces deux galeux, pour que leur sœur me renie. Comme on se trompe, quand on croit d’une fille qu’elle n’est pas de même sorte que ses parents !
Le chagrin, chez Guccio, se tournait vite en colère et les ressentiments de l’orgueil l’aidaient à se défendre du désespoir. Il avait fini d’aimer, mais non point de souffrir.
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On appelait