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Il restait à Guccio, dans le fond de son ivresse, une lueur de prudence.

— Le pape… dit-il. Ah ! j’en sais long sur le pape.

Soudain il se mit à pleurer comme une rivière dans les cheveux d’une ribaude qu’il gifla ensuite parce qu’il voyait en elle l’image de toute la trahison féminine.

— Mais je reviendrai… et je l’enlèverai !

— Qui donc ? Le pape ?

— Non, son enfant !

La soirée tournait à la confusion, les regards étaient vacillants, et les filles fournies par le bordelier n’avaient plus guère de vêtements sur la peau, quand Lormet s’approcha de Robert d’Artois pour lui dire à l’oreille :

— Il y a dehors un homme qui nous épie.

— Tue-le ! répondit négligemment le géant.

— Bien, Monseigneur.

Ainsi madame de Bouville perdit un de ses valets, qu’elle avait attaché aux pas du jeune Italien.

Jamais Guccio ne saurait que Marie, par son sacrifice, lui avait probablement épargné de finir le ventre en l’air, sur les flots de la Seine.

Vautré, dans une couche douteuse, sur les seins de la fille qu’il avait giflée et qui se montrait compréhensive aux chagrins de l’homme, Guccio continuait d’insulter Marie et imaginait se venger d’elle en pétrissant une chair mercenaire.

— Tu as raison ! Moi non plus, je n’aime pas les femmes ; c’est toutes des trompeuses, disait la ribaude dont Guccio ne se rappellerait jamais les traits.

Le lendemain, le chapeau enfoncé jusqu’aux yeux, les membres las, l’âme et le corps également écœurés, Guccio prenait la route d’Italie. Il emportait une coquette fortune sous forme d’une lettre de change signée de son oncle et qui représentait sa part de bénéfices sur les affaires qu’il avait traitées depuis deux ans.

Le même jour, le roi Philippe V, sa femme Jeanne et la comtesse Mahaut, avec tout leur train de maison, arrivaient à Reims.

Les portes du manoir de Cressay s’étaient déjà refermées sur la belle Marie qui y vivrait, inconsolable, un perpétuel hiver.

Le vrai roi de France allait grandir là, comme un petit bâtard. Il ferait ses premiers pas dans la cour boueuse, parmi les canards, il irait rouler dans la prairie aux iris jaunes, le long de la Mauldre, dans cette prairie, où Marie, chaque fois qu’elle y marcherait, revivrait ses brèves et tragiques amours. Elle tiendrait son serment, tous ses serments, envers Guccio comme envers le royaume, garderait son secret, tous ses secrets, jusqu’à son lit de mort. Sa confession, un jour, troublerait l’Europe.

IX

LA VEILLE DU SACRE

Les portes de Reims, surmontées des armoiries royales, avaient été repeintes à neuf. Les rues étaient encourtinées de draperies éclatantes, de tapis et de soieries, les mêmes qui avaient servi dix-huit mois auparavant, pour le sacre de Louis X. Auprès du palais archiépiscopal, trois grandes salles de charpenterie venaient d’être édifiées à la hâte : l’une pour la table du roi, l’autre pour la table de la reine, la troisième pour les grands officiers, afin de donner festin à toute la cour.

Les bourgeois de Reims, qui étaient astreints aux dépenses du sacre, trouvaient la charge un peu lourde.

— Si l’on se met à mourir si vite au trône, disaient-ils, nous ne ferons bientôt plus qu’un seul repas l’an, pour lequel il nous faudra vendre nos chemises ! Clovis nous coûte gros de s’être fait administrer le baptême chez nous et Hugues Capet d’avoir choisi d’y recevoir la couronne ! Si quelque autre ville du royaume veut nous acheter la sainte ampoule, nous conclurions bien le marché.

Aux gênes de trésorerie s’ajoutait la difficulté de réunir, en plein hiver, le ravitaillement somptuaire nécessaire à tant de bouches. Et les bourgeois rémois d’énumérer quatre-vingt-deux bœufs, deux cent quarante moutons, quatre cent vingt-cinq veaux, soixante-dix-huit porcs, huit cents lapins et lièvres, huit cents chapons, mille huit cent vingt oies, plus de dix mille poules et de quarante mille œufs, sans parler des barils d’esturgeons qu’on avait dû faire venir de Malines, des quatre mille écrevisses pêchées en eau froide, des saumons, brochets, tanches, brèmes, perches et carpes, des trois mille cinq cents anguilles destinées à la fabrication de cinq cents pâtés. On disposait de deux mille fromages, et l’on espérait que trois cents tonneaux de vin, celui-ci heureusement produit par le pays, suffiraient à abreuver tant de gueules assoiffées qui allaient banqueter là pendant trois jours ou plus.

Les chambellans, arrivés à l’avance pour régler l’ordonnance des fêtes, montraient de singulières exigences. N’avaient-ils pas décidé qu’on présenterait, à un seul service, trois cents hérons rôtis ? Ces officiers ressemblaient bien à leur maître, à ce roi pressé qui commandait son sacre d’une semaine sur l’autre, pour ainsi dire, comme s’il s’agissait d’une messe de deux liards à l’intention d’une jambe cassée ! Depuis des jours, les pâtissiers montaient leurs châteaux forts en pâte d’amandes peints aux couleurs de France.

Et la moutarde ! On n’avait pas reçu la moutarde ! Il en fallait trente et un setiers. Et puis les convives n’allaient pas manger dans le creux de la main. On avait eu bien tort de vendre à vil prix les cinquante mille écuelles de bois du sacre précédent ; il eût été plus profitable de les laver et de les garder. Pour les quatre mille cruches, elles avaient été cassées ou volées. Les lingères ourlaient à la hâte deux mille six cents aunes de nappes, et l’on pouvait compter que la dépense totale s’élèverait à près de dix mille livres.

À vrai dire, les Rémois y trouveraient tout de même leur compte, car le sacre avait attiré force marchands lombards et juifs qui payaient taxe sur leurs ventes.

Le couronnement, comme toutes les cérémonies royales, se déroulait dans une ambiance de kermesse. C’était un spectacle ininterrompu qu’on offrait au peuple en ces journées-là, et qu’on venait voir de loin. Les femmes se voulaient parées de robes neuves ; les galants ne rechignaient pas à la joaillerie ; la broderie, les beaux draps, les fourrures, se vendaient sans peine. La fortune était aux habiles, et les boutiquiers qui montraient un peu de hâte à servir la pratique pouvaient, en une semaine, se faire leur aisance pour cinq ans.

Le nouveau roi logeait au palais archiépiscopal devant lequel la foule stationnait en permanence pour voir apparaître les souverains ou pour s’ébahir devant le char de la reine, un char tendu d’écarlate vermeille. La reine Jeanne, environnée de ses dames de parage, présidait, avec une agitation de femme comblée, au déballage des douze malles, des quatre bahuts, du coffre à chaussures, du coffre à épices. Sa garde-robe était à coup sûr la plus belle qu’ait jamais eue dame de France. Un vêtement particulier avait été prévu pour chaque jour et presque chaque heure de ce voyage triomphal.

Sous une chape de drap d’or fourrée d’hermine, la reine avait fait son entrée solennelle en la ville, tandis que le long des rues on offrait aux époux royaux des représentations, mystères et divertissements. Au souper de veille du sacre, qui aurait lieu tout à l’heure, la reine paraîtrait dans une robe de velours violet bordée de menu-vair. Pour le matin du couronnement elle avait une robe de drap d’or de Turquie, un manteau d’écarlate et une cotte vermeille ; pour le dîner, une robe brodée aux armes de France ; pour le souper, une robe de drap d’or, et deux manteaux d’hermine différents.

Le lendemain elle porterait une robe de velours vert, et ensuite une autre de camocas azurée avec pèlerine de petit-gris. Jamais elle ne se produirait en public dans la même parure, ni sous les mêmes joyaux.[24]

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24

On entendait par robe, en terme de trousseau, un habillement complet composé de plusieurs pièces appelées « garnements » et toutes de même tissu. La robe de parade comprenait : deux surcots, l’un clos et l’autre ouvert, une housse, une garnache, un chaperon et un manteau à parer.