Ces merveilles s’étalaient dans une chambre dont la décoration avait été également apportée de Paris : tentures de soie blanche brodées de treize cent vingt et un perroquets d’or, avec au centre les grandes armes des comtes de Bourgogne où passait un lion de gueules ; ciel de lit, courtepointe et coussins étaient ornés de sept mille trèfles d’argent. Sur le sol avaient été jetés des tapis aux armes de France et de Bourgogne-Comté.
À plusieurs reprises Jeanne était entrée dans l’appartement de Philippe afin de faire admirer à celui-ci la beauté d’une étoffe, la perfection d’un travail.
— Mon cher Sire, mon bien-aimé, s’écriait-elle, que vous me faites heureuse !
Si peu encline qu’elle fût aux démonstrations vives, elle ne pouvait s’empêcher d’avoir les yeux humides. Son propre sort l’éblouissait, surtout lorsqu’elle se rappelait le temps récent où elle se trouvait en prison, à Dourdan. Quel prodigieux retour de fortune, en moins d’un an et demi ! Elle songeait à Marguerite la morte, elle songeait à sa sœur Blanche de Bourgogne, toujours enfermée à Château-Gaillard… « Pauvre Blanche, qui aimait tant les parures ! » pensait-elle en essayant une ceinture d’or incrustée de rubis et d’émeraudes.
Philippe était soucieux, et les enthousiasmes de sa femme l’assombrissaient plutôt ; il examinait les comptes avec son grand argentier.
— Je suis fort aise, ma bonne mie, que tout ceci vous complaise, finit-il par répondre. Voyez-vous, j’agis selon l’exemple de mon père qui, comme vous l’avez connu, était fort mesuré en sa dépense personnelle mais ne lésinait point lorsqu’il s’agissait de la majesté royale. Montrez bien ces beaux habits, car ils sont pour le peuple qui vous les donne sur son labeur, tout autant que pour vous ; et prenez-en grand soin, car vous ne pourrez de sitôt en avoir de pareils. Après le sacre, il faudra nous restreindre.
— Philippe, demanda Jeanne, ne ferez-vous rien en ce jour pour ma sœur Blanche ?
— J’ai fait, j’ai fait. Elle est à nouveau traitée en princesse, sous la réserve qu’elle ne sorte pas des murailles où elle est. Il faut qu’il y ait une différence entre elle qui a péché et vous, Jeanne, qui fûtes toujours pure et qu’on a faussement accusée.
Il avait prononcé ces dernières paroles en portant sur sa femme un regard où se lisait davantage le souci de l’honneur royal que la certitude de l’amour.
— Et puis, ajouta-t-il, son mari ne me cause guère de joie, en ce moment. C’est un bien mauvais frère que j’ai là !
Jeanne comprit qu’il serait vain d’insister et qu’elle aurait avantage à ne pas revenir sur le sujet. Elle se retira, et Philippe se remit à l’étude des longues feuilles chargées de chiffres que lui présentait Geoffroy de Fleury.
Les frais ne se limitaient pas aux seuls vêtements du roi et de la reine. Certes Philippe avait reçu quelques présents ; ainsi Mahaut avait offert le drap marbré pour les robes des petites princesses et du jeune Louis-Philippe.
Mais le roi était tenu d’habiller de neuf ses cinquante-quatre sergents d’armes et leur chef, Pierre de Galard, maître des arbalétriers. Adam Héron, Robert de Gamaches, Guillaume de Seriz, les chambellans, avaient reçu chacun dix aunes de rayé de Douai pour se faire des cottes hardies. Henry de Meudon, Furant de la Fouaillie, Jeannot Malgeneste, les veneurs, avaient touché un nouvel équipement, ainsi que tous les archers. Et comme on armerait vingt chevaliers après le sacre, c’était encore vingt robes à donner ! Ces présents de vêtements constituaient les gratifications d’usage ; et l’usage voulait aussi que le roi fît ajouter à la châsse de Saint-Denis une fleur de lis en or constellée d’émeraudes et de rubis.
— Au total ? demanda Philippe.
— Huit mille cinq cent quarante-huit livres, treize sols et onze deniers, Sire, répondit l’argentier. Peut-être pourriez-vous demander une contribution de joyeux avènement ?
— Mon avènement sera plus joyeux si je n’impose pas de nouvelles taxes. Nous ferons face autrement, dit le roi.
Ce fut à ce moment qu’on annonça le comte de Valois. Philippe éleva les mains vers le plafond :
— Voilà ce que nous avions oublié en nos additions. Vous allez voir, Geoffroy, vous allez voir ! Cet oncle-là va me coûter plus cher à lui seul que dix sacres ! Il vient me mettre marché en main. Laissez-moi seul avec lui.
Ah ! qu’il était splendide, Monseigneur de Valois ! Brodé, chamarré, doublé de volume par d’épaisses fourrures qui s’ouvraient sur une robe cousue de pierres précieuses ! Si les habitants de Reims n’avaient pas su que le nouveau souverain était jeune et maigre, on eût pris ce seigneur-là pour le roi lui-même.
— Mon cher neveu, commença-t-il, vous me voyez bien en peine… bien en peine pour vous. Votre beau-frère d’Angleterre ne vient pas.
— Il y a longtemps, mon oncle, que les rois d’outre-manche n’assistent plus à nos sacres, répondit Philippe.
— Certes ; mais ils y sont représentés par quelque parent ou grand seigneur de leur cour, pour occuper leur place de duc de Guyenne. Or Edouard n’a envoyé quiconque ; c’est confirmer ainsi qu’il ne vous reconnaît pas. Le comte de Flandre, que vous pensiez avoir amadoué par votre traité de septembre, n’est pas là non plus, ni le duc de Bretagne.
— Je sais, mon oncle, je sais.
— Quant au duc de Bourgogne, n’en parlons point ; nous étions sûrs qu’il nous ferait défaut. Mais en revanche sa mère, notre tante Agnès, vient d’entrer en la ville tout à l’heure, et je ne pense pas que ce soit précisément pour vous apporter son soutien.
— Je sais, mon oncle, je sais, répéta Philippe.
Cette arrivée imprévue de la dernière fille de Saint Louis inquiétait Philippe plus qu’il ne le laissait paraître. Il avait d’abord pensé que la duchesse Agnès venait négocier. Mais elle ne montrait guère de hâte à se manifester, et lui-même était décidé à ne pas faire la première démarche. « Si le peuple, qui m’acclame quand je parais, savait de quelles hostilités et menaces je suis entouré ! » se disait-il.
— Si bien que des pairs laïcs qui doivent demain soutenir votre couronne, reprit Valois, vous n’en avez présentement aucun.[25]
— Mais si, mon oncle ; vous oubliez la comtesse d’Artois… et vous-même.
Valois eut un violent mouvement d’épaules.
— La comtesse d’Artois ! s’écria-t-il. Une femme pour tenir la couronne, alors que vous-même, Philippe, vous-même n’avez tiré vos droits que de l’exclusion des femmes !
— Soutenir la couronne n’est point la ceindre, dit Philippe.
— Faut-il que Mahaut ait aidé à votre accession pour que vous la grandissiez de la sorte ! Vous allez donner crédit davantage à tous les mensonges qui circulent. Ne revenons point sur le passé, mais enfin, Philippe, n’est-ce pas Robert qui devrait figurer pour l’Artois ?
Philippe feignit de ne pas porter attention aux dernières paroles de son oncle.
— De toute façon les pairs ecclésiastiques sont là, dit-il.
— Ils sont là, ils sont là… dits Valois en agitant ses bagues. Déjà ils ne sont que cinq sur six. Et que croyez-vous qu’ils vont faire, ces pairs d’Église, quand ils verront que du côté du royaume une seule main, et laquelle ! va se lever pour vous couronner ?
— Mais, mon oncle, vous comptez-vous donc pour rien ?
Ce fut le tour de Valois de ne pas relever la question.
— Votre frère lui-même vous boude, dit-il.
— C’est que Charles, sans doute, répondit Philippe doucement, ne sait point assez, mon cher oncle, comme nous sommes bien accordés, et qu’il croit peut-être vous servir en me desservant… Mais rassurez-vous ; il est annoncé et sera là demain.
25
Après l’élection de Hugues Capet, les six plus grands seigneurs du royaume, trois ducs et trois comtes, désignés pour remettre la couronne à l’élu lors de son sacre, avaient été : le duc de Bourgogne, le duc de Normandie, le duc de Guyenne, le comte de Champagne, le comte de Flandre, le comte de Toulouse. Ils étaient considérés comme les pairs du roi, c’est-à-dire ses égaux. Il y avait à côté d’eux six pairs ecclésiastiques dont trois ducs-archevêques et trois comtes-évêques.