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Il se jugeait lucidement, tel qu’il était : un mauvais homme, avec les dons d’un très grand roi.

Il n’avait pas sommeil, il fût resté volontiers là, longtemps encore, à méditer sur lui-même, sur l’humaine destinée, sur l’origine de nos actes, et à se poser les vraies grandes questions du monde, celles qui ne peuvent jamais être résolues.

— Combien de temps durera la cérémonie ? demanda-t-il.

— Deux pleines heures, Sire.

— Allons ! Il faut nous forcer à dormir. Nous devons être dispos demain.

Mais lorsqu’il eut regagné le palais archiépiscopal, il entra chez la reine et s’assit au bord du lit. Il entretint sa femme de choses sans intérêt évident ; il parlait des places dans la cathédrale ; il se souciait du vêtement de ses filles…

Jeanne était déjà à demi endormie. Elle luttait pour rester attentive ; elle discernait chez son mari une tension des nerfs et une sorte d’angoisse montante contre laquelle il cherchait protection.

— Mon ami, demanda-t-elle, voulez-vous dormir auprès de moi ?

Il parut hésiter.

— Je ne puis ; le chambellan n’est pas prévenu, répondit-il.

— Vous êtes roi, Philippe, dit Jeanne en souriant ; vous pouvez donner à votre chambellan les ordres qu’il vous plaît.

Il mit un temps à se décider. Ce jeune homme qui savait, par les armes ou l’argent, mater ses plus puissants vassaux, éprouvait de la gêne à informer ses serviteurs qu’il allait, par désir imprévu, partager le lit de sa femme.

Enfin il appela une des chambrières qui dormaient dans la pièce attenante et l’envoya prévenir Adam Héron qu’il n’eût pas à l’attendre ni à coucher cette nuit en travers de sa porte.

Puis, entre les tentures à perroquets, sous les trèfles d’argent du ciel de lit, il se dévêtit et se glissa dans les draps. Et cette grande angoisse, dont ne pouvaient le défendre toutes les troupes du connétable, car c’était angoisse d’homme et non angoisse de roi, s’apaisa au contact de ce corps de femme, contre ces jambes fermes et hautes, ce ventre docile et cette poitrine chaude.

— Ma mie, murmura Philippe dans les cheveux de Jeanne, ma mie, réponds-moi, m’as-tu trompé ? Réponds sans crainte, car même si tu m’as trahi naguère, sache-toi pardonnée.

Jeanne étreignit les longs flancs, secs et robustes, où l’ossature était sensible sous ses doigts.

— Jamais, Philippe, je te le jure, répondit-elle. J’ai été tentée de le faire, je te le confesse, mais je n’ai point cédé.

— Merci, ma mie, chuchota Philippe. Rien ne manque donc à ma royauté.

Il ne manquait plus rien à sa royauté, parce qu’il était, en vérité, pareil à tous les hommes de son royaume : il lui fallait une femme, et qu’elle fût bien à lui.

X

LES CLOCHES DE REIMS

Quelques heures plus tard, allongé sur un lit de parade décoré des armes de France, Philippe, dans une longue robe de velours vermeil et les mains jointes à hauteur de la poitrine, attendait les évêques qui devaient le conduire à la cathédrale.

Le premier chambellan, Adam Héron, lui aussi somptueusement habillé, se tenait debout auprès du lit. Le pâle matin de janvier répandait dans la chambre une lueur laiteuse.

On frappa à la porte.

— Qui demandez-vous ? dit le chambellan.

— Je demande le roi.

— Qui le veut ?

— Son frère.

Philippe et Adam Héron se regardèrent, surpris et mécontents.

— Bon. Qu’il entre, dit Philippe en se redressant légèrement.

— Vous disposez de bien peu de temps, Sire… fit remarquer le chambellan.

Le roi l’assura que l’entretien ne durerait guère.

Le beau Charles de La Marche portait une tenue de voyage. Il venait d’arriver à Reims et ne s’était arrêté qu’un instant au logis du comte de Valois. Il y avait du courroux sur son visage et dans son pas.

Tout irrité qu’il fût, la vision de son frère, revêtu de pourpre et ainsi étendu dans une pose hiératique, lui en imposa ; il marqua un temps d’arrêt, les yeux arrondis.

« Comme il voudrait être à ma place ! » pensa Philippe. Puis, à haute voix :

— Vous voici donc, mon bon frère. Je vous sais gré d’avoir compris votre devoir et de faire mentir les méchantes langues qui prétendaient que vous ne seriez pas à mon sacre. Je vous sais gré. Maintenant, courez à vous vêtir, car vous ne pouvez paraître ainsi. Vous allez être en retard.

— Mon frère, répondit La Marche, il me faut d’abord vous entretenir de choses importantes.

— De choses importantes, ou de choses qui vous importent ? L’important, pour l’heure, est de ne point faire attendre le clergé. Dans un instant les évêques vont venir me prendre.

— Eh bien, ils patienteront ! s’écria Charles. Chacun, à tour de rôle, trouve votre oreille pour l’écouter et en tirer profit. Il n’est que moi dont vous semblez ne point vouloir tenir compte ; cette fois vous m’entendrez !

— Alors causons, Charles, dit Philippe en s’asseyant au bord du lit. Mais je vous avertis que nous aurons à être brefs.

La Marche eut un mouvement qui voulait dire : « Nous verrons, nous verrons » ; et il prit un siège, s’efforçant de se gonfler et de tenir le menton haut.

« Ce pauvre Charles ! pensa Philippe. Voilà qu’il veut jouer les manières de notre oncle Valois ; il n’en a pas l’épaisseur. »

— Philippe, reprit La Marche, je vous ai, à maintes reprises, demandé de me conférer la pairie, et d’accroître mon apanage ainsi que mon revenu. Vous l’ai-je demandé, oui ou non ?

— Avide famille… murmura Philippe.

— Et vous m’avez toujours opposé tête sourde. À présent, je vous le dis pour l’ultime fois ; je suis venu à Reims, mais je n’assisterai tout à l’heure à votre sacre que si j’y ai siège de pair. Sinon, je m’en repars.

Philippe le regarda un moment sans rien dire, et sous ce regard, Charles se sentit diminuer, fondre, perdre toute sûreté de soi et toute importance.

En face de leur père Philippe le Bel, le jeune prince, naguère, éprouvait la même sensation de sa propre insignifiance.

— Un instant, mon frère, dit Philippe qui se leva et alla parler à Adam Héron, retiré dans un angle de la pièce.

— Adam, demanda-t-il à voix basse, les barons qui ont été quérir la sainte ampoule à l’abbaye de Saint-Rémy sont-ils de retour ?

— Oui, Sire, ils sont déjà à la cathédrale, avec le clergé de l’abbaye.

— Bien. Alors les portes de la ville… comme à Lyon. Et de la main il fit trois gestes à peine perceptibles, qui signifiaient : les herses, les barres, les clefs.

— Le jour du sacre, Sire ? murmura Héron stupéfait.

— Justement, le jour du sacre. Et faites diligence.

Le chambellan sorti, Philippe revint vers le lit.

— Alors, mon frère, que me demandiez-vous ?

— La pairie, Philippe.

— Ah ! Oui… la pairie. Eh bien, mon frère, je vous l’accorderai, je vous l’accorderai volontiers ; mais pas sur-le-champ, car vous avez trop clamé vos désirs. Si je vous cédais ainsi, on dirait que j’agis non par volonté mais par contrainte, et chacun se croirait autorisé à se comporter comme vous. Sachez donc qu’il n’y aura plus d’apanages créés ou accrus avant que n’ait été rendue l’ordonnance qui déclarera inaliénable aucune partie du domaine royal.[26]

— Mais enfin, vous n’avez plus besoin de la pairie de Poitiers ! Que ne me la donnez-vous ? Convenez que ma part est insuffisante !

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26

Cinq siècles plus tard, dans son discours du 21 mars 1817 devant la Chambre des Pairs, et relatif à une loi de finances, Chateaubriand tira argument de cette ordonnance de Philippe le Long, promulguée en 1318, par laquelle le domaine de la couronne avait été déclaré inaliénable.