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— De quoi est-il trépassé ?

— C’est ce que messire de Bouville veut justement faire savoir au comte de Poitiers.

— Crime ? chuchota Duèze.

— Le roi, selon le comte de Bouville, aurait été empoisonné.

Le cardinal réfléchit un instant.

— Voilà qui peut changer bien des choses, murmura-t-il. Un régent a-t-il été désigné ?

— Je ne sais pas, Monseigneur. Quand je suis parti, on nommait beaucoup le comte de Valois.

— C’est bien, mon cher fils, allez vous reposer.

— Mais, Monseigneur et le comte de Poitiers ?

Les lèvres effilées du prélat dessinèrent un rapide sourire, qui pouvait passer pour une expression de bienveillance.

— Il ne serait guère prudent de vous montrer par la ville, et de surcroît vous tombez de lassitude, dit-il Donnez-moi ce pli, pour vous éviter tout reproche, j’irai le remettre moi-même.

Quelques minutes plus tard, escorté d’un valet et suivi d’un secrétaire, le cardinal de curie sortait de l’abbaye d’Ainay, entre Rhône et Saône, et s’engageait dans les ruelles sombres, souvent rétrécies par des tas d’immondices. Maigre, fluet, il avançait d’un pas sautillant, portant presque en courant ses soixante-douze ans. Le bas de sa robe pourpre semblait danser entre les murs.

Les cloches des vingt églises et des quarante-deux couvents de Lyon sonnaient les premiers offices. Les distances étaient courtes dans cette ville aux maisons tassées, qui comptait quelque vingt mille habitants dont la moitié était adonnés au commerce de la religion et l’autre moitié à la religion du commerce. Le cardinal fut bientôt arrivé à la demeure du consul Varay chez lequel logeait le comte de Poitiers.

III

LES PORTES DE LYON

Le comte de Poitiers venait d’achever sa toilette lorsque son chambellan lui annonça la visite du cardinal.

Très long, très maigre, le nez proéminent, les cheveux rabattus sur le front en mèches courtes et retombant en rouleaux le long des joues, la peau fraîche comme on peut l’avoir à vingt-cinq ans, le jeune prince, vêtu d’une robe d’appartement de camocas sombre,[3] vint accueillir Monseigneur Duèze et baisa son anneau avec déférence.

Il eût été difficile de rencontrer plus grand contraste, plus ironique dissemblance qu’entre ces deux personnages, dont l’un faisait songer à un vieux furet sorti de son terrier, et l’autre à un héron traversant hautainement les marais.

— En dépit de l’heure matinale, Monseigneur, dit le cardinal, je n’ai pas voulu différer de vous porter mes prières dans le deuil qui vous atteint.

— Le deuil ? dit Philippe de Poitiers avec un léger sursaut.

Sa première pensée fut pour sa femme Jeanne qu’il avait laissée à Paris, et qui était enceinte de huit mois.

— Je vois alors que j’ai bien agi en venant vous avertir, reprit Duèze. Le roi, votre frère, est mort depuis cinq jours.

Rien ne bougea dans l’attitude de Philippe ; à peine une inspiration plus forte souleva-t-elle sa poitrine. Rien ne passa sur son visage, ni la surprise, ni l’émotion, ni même l’impatience d’avoir plus de détails.

— Je vous sais gré de votre empressement, Monseigneur, répondit-il. Mais comment êtes-vous au fait d’une telle nouvelle… avant moi ?

— Par messire de Bouville, dont le messager a couru avec grand-hâte, afin que je vous remette cette lettre, en secret.

Le comte de Poitiers décacheta le pli et le lut en l’approchant de son nez, car il était fort myope. Là encore il ne trahit rien de ses sentiments ; simplement, quand il eut achevé sa lecture, il replia la lettre et la glissa sous sa robe. Puis il demeura silencieux.

Le cardinal se taisait aussi, affectant de respecter la douleur du prince, encore que celui-ci ne donnât pas de grandes marques d’affliction.

— Dieu le sauve des peines de l’enfer, dit enfin le comte de Poitiers, pour répondre à l’attitude dévote du prélat.

— Oh… l’enfer… murmura Duèze. Enfin, prions Dieu ! Je songe aussi à l’infortunée reine Clémence, que j’ai vue grandir quand j’étais auprès du roi de Naples. Une si douce, une si parfaite princesse…

— Oui, c’est profonde pitié pour ma belle-sœur, dit Poitiers.

Et en même temps il pensait : « Louis n’a laissé aucune volonté relativement à la régence. Déjà, à ce que m’écrit Bouville, notre oncle Valois se prévaut de droits illusoires…»

— Qu’allez-vous faire, Monseigneur ? Allez-vous céans regagner Paris ? demanda le cardinal.

— Je ne sais, je ne sais encore, répondit Poitiers. J’attends d’être plus amplement informé. Je me tiendrai à la disposition du royaume.

Bouville, dans sa lettre, ne lui cachait pas qu’il souhaitait son retour. Et comme premier frère du roi mort, et comme pair, sa place était manifestement à Paris, au moment qu’on y débattait de la régence. Un autre eût déjà donné l’ordre de seller les chevaux.

Mais Philippe de Poitiers éprouvait du regret et même de la répugnance à l’idée de quitter Lyon sans avoir achevé les tâches entreprises.

D’abord il voulait conclure le contrat de fiançailles entre sa troisième fille, Isabelle, âgée de moins de cinq ans, et le « dauphiniet » de Viennois, le petit Guigues, qui en avait six. Il venait de négocier ce mariage, à Vienne même, avec le dauphin Jean II de la Tour du Pin et la dauphine Béatrice, sœur de la reine Clémence. Bonne alliance, qui permettrait à la couronne de France de contrebalancer dans cette région l’influence des Anjou-Sicile. Date était prise à quelques jours de là pour l’échange solennel des signatures.

Et surtout, il y avait l’élection papale. Depuis plusieurs semaines, Philippe de Poitiers sillonnait la Provence, le Viennois et le Lyonnais, pour voir l’un après l’autre les vingt-quatre cardinaux dispersés, leur assurant que l’agression de Carpentras ne se reproduirait pas, qu’il ne leur serait fait nulle violence, laissant entendre à beaucoup qu’ils pouvaient avoir leur chance, plaidant pour le prestige de la foi, la dignité de l’Église et l’intérêt des États.[4] Enfin, à force de paroles, de promesses et parfois d’argent, il avait réussi à les rassembler à Lyon, ville longtemps placée sous autorité ecclésiastique, et très récemment passée, dans les dernières années de Philippe le Bel, sous le pouvoir direct du roi de France.

Le comte de Poitiers se sentait près de toucher au but. Mais, s’il s’éloignait, toutes les difficultés n’allaient-elles pas renaître, les haines personnelles se rallumer, l’emprise de la noblesse romaine ou celle du roi de Naples supplanter celle de la France, les divers partis recommencer à s’accuser mutuellement de trahison et d’hérésie ? Et ne verrait-on pas, au bout de tant de dissensions, la papauté repartir pour Rome ? « Ce que mon père voulait tellement éviter se disait Philippe de Poitiers Son œuvre, déjà si fort gâtée par Louis et par notre oncle Valois, va-t-elle être tout entière détruite ? »

Pendant quelques instants, le cardinal Duèze eut l’impression que le jeune homme avait oublié sa présence. Et soudain Poitiers lui demanda :

— Le parti gascon songe-t-il à maintenir la candidature du cardinal de Pélagrue ? Et pensez-vous que vos pieux collègues soient enfin disposés à siéger ? Assoyez-vous donc ici, Monseigneur, et dites-moi bien votre sentiment. Où en sommes-nous ?

Le cardinal avait approché beaucoup de souverains et d’hommes de gouvernement depuis un tiers de siècle qu’il participait aux affaires des royaumes. Mais il n’en avait guère rencontré qui montrassent pareille maîtrise d’eux-mêmes. Voilà un prince de vingt-cinq ans auquel il venait d’annoncer que son frère était décédé, que le trône était vacant, et dont l’esprit demeurait assez dispos pour se soucier des embrouilles d’un conclave. Cela méritait considération.

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3

Les principales étoffes de soie utilisées dans le vêtement étaient : le samit, qui se rapprochait de notre satin, le sandal et le camocas, assez semblables aux taffetas, et les draps d’or ou d’argent, lourds brocarts à trame de soie.

Parmi les étoffes de laine, on employait beaucoup les marbrés, draps tissés de diverses couleurs, les rayés, le camelin, c’est-à-dire le tissu de poil de chameau ou ses imitations, et surtout les écarlates. Ces derniers étaient les draps les plus riches et les plus estimés dont on se parait dans les occasions solennelles. Les meilleurs étaient fabriqués en Flandre et en Angleterre. La matière colorante était fournie par le kermès, petit insecte qu’on trouvait dans le Languedoc et qui se vendait desséché. Il y avait plusieurs nuances d’écarlate : vermeille, rosée, violette, sanguine.

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4

La plupart des auteurs donnent le chiffre de vingt-trois cardinaux pour le conclave de 1314-1316. Nous en avons relevé vingt-quatre.

Le parti des « romains » comptait six Italiens : Jacques Colonna, Pierre Colonna, Napoléon Orsini, François Caëtani, Jacques-Stefaneschi-Caëtani, Nicolas Alberti (ou Albertini) de Prato ; un Angevin de Naples, Guillaume de Longis, et enfin un Espagnol, Lucas de Flisco (appelé parfois Fieschi), consanguin du roi d’Aragon. Ces cardinaux étaient de créations antérieures au pontificat de Clément V et à l’installation de la papauté en Avignon ; le chapeau leur avait été conféré entre 1278 et 1303, pendant les règnes de Nicolas III, Nicolas IV, Célestin V, Boniface VIII et Benoît XI.

Tous les autres cardinaux avaient été créés par Clément V. Le parti dit « provençal » comprenait : Guillaume de Mandagout, Bérenger Frédol l’aîné, Bérenger Frédol le cadet, le Cadurcien Jacques Duèze et les Normands Nicolas de Fréauville et Michel du Bec.

Enfin les Gascons, au nombre de dix, étaient Arnaud de Pélagrue, Arnaud de Fougères, Arnaud Nouvel, Arnaud d’Auch, Raymond-Guillaume de Farges, Bernard de Garves, Guillaume-Pierre Godin, Raymond de Goth, Vital du Four et Guillaume Teste.