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Un minable aveu d’impuissance.

J’ai honte.

J’ai bu plusieurs scotchs à la suite pour lutter contre l’implosion. Écartelé de l’intérieur, comme un rat de laboratoire qui ne sait plus s’il doit fuir ou affronter. Le salaud d’en haut a décidé d’aller jusqu’à la limite de l’heure légale pour profiter de sa vilenie. Autant dire encore une bonne heure à bafouer ouvertement mes derniers instants. Je serai mort, demain, et personne ne saura plus le faire taire. Il jouera. Il étripera tout le répertoire. Et j’aurais tant aimé anéantir ce sombre dessein, avant de partir.

Au moment même où je touchais le fond de la résignation, un petit rire nerveux a vibré dans le fond de ma gorge.

Archimède a dû pousser le même, avant de lancer son eurêka. Ulysse aussi, quand lui est venue l’idée du cheval de Troie. Ou Colomb saisissant son œuf.

Je m’en serais presque réconcilié avec la vie.

Mes mains ont cessé de trembler quand j’ai soulevé le couvercle de la platine et tourné le volume à fond. J’y ai posé le disque. Le plus lentement du monde j’ai poussé le levier du bras de lecture, le diamant a épousé le sillon sans le moindre craquement, et une onde merveilleuse a déferlé dans mon appartement, traversant les murs pour se répandre dans tout l’immeuble.

Suite no 3 pour violoncelle, de Bach, par Rostropovitch.

Le quartier entier va connaître la vérité, enfin. Je le retrouve, cet instant divin, tel qu’il a été écrit. La foi en Dieu, le don de soi, le sacrifice au nom de la beauté, l’humilité. Tout. Les larmes me viennent, le céleste reprend ses droits et va éradiquer à jamais toute médiocrité, pour s’élever, très haut.

Silence.

Le morceau terminé, je dresse l’oreille pour m’assurer que le vacarme du haut a cessé net.

Rien.

Le silence de la honte. La pureté du virtuose a réussi l’impossible : faire taire le tortionnaire.

Victoire ! Humiliation de l’adversaire qui réalise brutalement qu’il ne sera jamais qu’un écorcheur, que la perfection lui sera interdite à vie. J’ai bu jusqu’à l’ivresse, gonflé de bonheur, la fièvre aux tempes.

Ma vue est trouble, le revolver n’est plus qu’une forme tremblotante dans l’obscurité. Je serais bien incapable d’écrire le moindre mot. Qu’importe, je mourrai demain, ce soir je vais tituber, heureux, et sombrer dans un doux sommeil peuplé de songes pleins de vie et de joie.

Demain, le réveil sera rude. Un de ces sales petits matins qui m’ont conduit jusque-là, mais quelle importance. Il sera bien temps d’en finir.

* * *

Son pas, derrière la porte. Il va ouvrir… visage cousu de cuir… il l’a accrochée au croc de boucher, non ! « Pas ça ! Pas la tronçonneuse ! Pas ça ! N’approchez pas ! N’approchez pas…! »

J’ai hurlé dans mon lit en me dressant d’un bond.

Tout allait si bien, j’étais avec elle…

Je me frotte les yeux, mon dos est glacé de sueur, mon front ruisselle. J’étais avec elle, au bord du lac, près du chalet… Sur le point de l’embrasser… Il est quelle heure…? Huit heures… Huit heures pile… J’ai mal à la tête… Nous allions nous aimer… Leatherface est arrivé, il l’a découpée en tranches avec sa tronçonneuse, un bruit d’horreur, ensuite il m’a poursuivi, tout allait si bien…

Ma tête va exploser. Il a fallu que je m’allonge à nouveau pour réaliser que le cauchemar tenait bon, lentement égrené par les stridulations du plafond. Qu’il m’habitait, désormais, comme une gangrène qui grignote les neurones. 8 h 03. Je porte les mains à mes tempes. Et comprends tout.

Le voisin a lentement maturé sa vengeance. Toute la nuit, il a attendu l’heure légale pour me replonger dans l’horreur. Le salaud… J’ai voulu savoir quel morceau il avait décidé d’assassiner. Ça ne ressemble pas à un morceau, du reste, on dirait des grincements de portes, allez savoir, le même grincement de porte ad libitum, la même note, saccadée, étranglée, une obsession, j’ai hurlé pour qu’il cesse, sans attendre une telle clémence de sa part.

J’ai paré au plus pressé, quelques aspirines, des boules Quiès, absolument inefficaces, j’ai rajouté un bandeau qui me serre la tête et vient couvrir les oreilles. J’ai le crâne en feu, dans la boîte à pharmacie je trouve des anxiolytiques, j’en avale trois, retourne sous l’oreiller, tout ça ne va servir à rien, je le connais, moi, le seul remède.

Il m’attend depuis hier dans le barillet du revolver.

Mais il est trop tard.

* * *

— Est-ce que vous pourriez me le chanter ?

— Impossible de chanter ça, je pourrais à peine le siffler.

— Essayez.

Monsieur Armand, le patron de chez Opus, le plus grand choix de disques classiques de la ville, a tenu à intervenir lui-même pour relever le défi, là où ses vendeurs avaient tous échoué. Certains m’ont pris pour un malade mental pendant que je sifflais cette note stridente, toujours la même, suivie d’un la, plus long, puis une nouvelle série interminable de do. Bizarrement, le patron n’a pas laissé paraître le moindre signe d’inquiétude. Un petit attroupement de mélomanes s’est formé autour de nous.

— C’est sûrement de la musique contemporaine, dit Armand. Ça me ferait penser à Variations pour une porte et un soupir de Pierre Henry. Ça n’est absolument pas fait pour le violoncelle, m’enfin, écoutez toujours…

Le son qui nous arrive des enceintes me fait penser à un insecte géant dont la patte gratte un immense parquet ciré. Le contemporain est un domaine que je connais fort mal, mais qui chaque fois déclenche chez moi des images surréalistes. Un des auditeurs a dit que ça lui rappelait exactement le crépitement de son autoradio dans un tunnel. Un autre a penché pour un sonar de sous-marin pénétrant dans le continuum universel jusqu’à épuisement des piles. Après plusieurs minutes de concentration, j’ai dit :

— Non, définitivement non, votre truc est cent fois plus mélodieux que la chose dont je vous parle.

— Écoutez, toute modestie mise à part, je me targue d’avoir en magasin tout ce qui a été édité dans le classique et le contemporain, même le glauque et l’obscur. C’est moi qu’on vient voir pour les raretés, demandez à mes clients, et si votre morceau existe vraiment, si vous me le sifflez correctement, je l’ai forcément en stock. Vous êtes sûr que c’est du violoncelle ?

— Hélas.

Des noms de compositeurs ont fusé de partout, Krüpka, Ballif, Berio, Varèse, Messiaen, Ligetti, Eno, Schnittke, Luigi Nono, et bien d’autres, tous inconnus de moi. Le patron, vrai pro, en écartait la plupart, en essayait certains. Mon ordure de voisin était sur le point de marquer un point décisif…

Brillante idée, en effet, que de taper dans le contemporain. Il n’a jamais entendu une note de musique contemporaine chez moi, rien que du classique, rien qui ne dépasse 1910, j’étais une proie facile. Il a réussi à rendre le calvaire plus insupportable encore. Tous les coups sont permis, même les plus bas. Je l’imagine, ourdissant son complot, cette nuit : « Bach, O.K., fini pour moi… Mais celui-là… Regarde si tu l’as dans ta discothèque… »

— SCELSI, nom de Dieu !

Monsieur Armand a hurlé comme je l’avais fait la veille. Avec la même fébrilité, il a posé le disque sur la platine.

— Scelsi, évidemment… écoutez ça, je me demande comment je n’y ai pas pensé tout de suite.