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J’avais beau déjà détester le morceau, il m’est brusquement apparu dans son énoncé le plus impeccable, une sorte d’évidence qui a jailli au moment où je ne m’y attendais plus. Une impression de redécouvrir une vieille connaissance, vingt ans plus tard, et de lui donner un nom malgré les rides et l’oubli. Au même titre que Bach, il y avait dans ce morceau tout ce que le voisin éreintait impunément, et j’entendais, enfin, le sens de la musique, les notes défroissées, drues et mordantes.

J’ai félicité le patron, un tonnerre d’applaudissements a suivi. Le Concerto no 2 de Scelsi sous le bras, je suis rentré chez moi. Qu’est-ce qui faut pas faire pour crever tranquille…

En approchant de l’immeuble, j’ai vu l’autre enfoiré me toiser de haut, les bras croisés sur son balcon. J’ai eu la sale impression qu’il m’attendait et que sa pause ne durerait plus très longtemps. Impression qui s’est confirmée au moment précis où ma clé a tourné dans la serrure. Il a voulu me cueillir à froid et porter un coup fatal. C’était sans compter l’atout qui me restait dans la manche.

Le morceau a duré exactement onze minutes. Si on dit que le silence qui suit du Mozart, c’est aussi du Mozart, il est fort possible qu’il en soit de même pour Scelsi. Parce que, juste après la fin du morceau, j’ai attendu le silence du plafond, et n’ai eu qu’une merveilleuse suite de bris de verre et de vaisselle éclatée au sol, des hurlements de rage et des meubles renversés.

Il est tard. Il fait bon. Je ne boirai pas, ce soir. La vie n’est pas si laide. Cette nuit, je vais m’asseoir sur le balcon et fumer quelques cigarettes en regardant les étoiles sur la ville.

Le lendemain et les trois jours qui ont suivi n’ont été que silence. Une sorte de paix morose. Le plaisir de la victoire écrasante s’est vite émoussé. Le bonheur est fugace. J’ai repris le stylo à plume pour libeller mes anathèmes d’outre-tombe. Après plusieurs tentatives, j’ai obtenu :

« Béni soit celui qui épargne ces pierres, et maudit celui qui dérange mes os. » C’est ce que vous écrirez sur ma pierre tombale. C’est l’épitaphe de Shakespeare ? Je sais, et alors ? Qui osera me…

Je le savais !

J’en étais sûr ! Ce n’était qu’une courte trêve avant la reprise des hostilités, il est 17 h 20. Pourquoi a-t-il remis ça juste à 17 h 20 ? Pourquoi m’a-t-il fait attendre ? Vendredi 26 juillet, soit trois jours après sa crise de rage ! Et qu’est-ce qu’il a choisi, cette fois, pour me clouer le bec, hein ?

Évidemment, ça ne ressemble à rien de connu, il a mis trois jours à le trouver, ce morceau, il a dû taper dans la sonate du plus obscur des tâcherons, la perle des incunables. Mais je l’aurai, le salaud ! Il brûle sa dernière cartouche !

21 h 55. Ça vient de s’arrêter. À force de patience et d’écoute scrupuleuse, j’ai réussi à isoler le début et la fin du morceau. Durant la dernière heure je suis parvenu à dénombrer six phrases musicales en tout et pour tout. L’ensemble dure un peu moins de quatre minutes. Il ne semble pas y avoir de difficultés majeures, peut-être un enchaînement un peu ardu qui m’a fait penser à du Debussy transcrit pour violoncelle. Avec pourtant la certitude que Debussy n’a jamais écrit, même en culotte courte, un ramassis de conneries pareilles. Le résultat est là : l’écorcheur a choisi un morceau de musique contemporaine, dissonant mais d’exécution apparemment simple dont le débutant peut s’acquitter avec une relative médiocrité, ce qui est déjà un énorme progrès comparé à une Suite de Bach. Si je n’enraye pas tout de suite cette gangrène, il aura gagné à tout jamais. Et pour l’éternité.

Mardi 30 juillet, 16 h 25. Je décapsule une bière glacée et la tend à monsieur Armand. Pour faire mine de l’accompagner, je prends mon tranxène de fin d’après-midi avec un grand verre d’eau.

— Franchement, je ne vois pas.

Assis dans un fauteuil, les bras croisés, cela fait deux bonnes heures qu’il écoute le plafond. Hier encore, dans son magasin, nous sommes restés sur un échec. Je n’ai pas osé lui demander de venir chez moi ; c’est lui qui, en désespoir de cause, me l’a proposé.

— Je dirais que nous avons là une espèce de bluette qui s’essaie au crescendo lyrique avec une étrange suite d’accords dodécaphoniques. Complexe…

— Il n’aurait pas été capable de fouiller dans le folklore d’un pays rayé de la carte ? Ou une comptine enfantine d’une région sans enfants ?

— Sûrement, ni l’un ni l’autre. Ce morceau a quelque chose de tordu, voyez. On sent que c’est écrit, que ce n’est pas n’importe quoi. Il y a quelque chose de construit, mais en même temps de terriblement naïf, ça se devine dans l’unique difficulté de l’ensemble, vous entendez… là… il y vient… écoutez ces trois notes qu’il s’échine à fondre… Encore raté… Je ne sais pas s’il y parviendra un jour… et pourtant on sent qu’il y a du cœur, de la rudesse, aussi, et qu’à la longue, on pourrait tirer un certain plaisir à l’écoute de ce petit scherzo.

— Qu’est-ce que vous essayez de me dire ?

— J’aurais aimé vous cacher la réalité plus longtemps, mais… Je suis au regret de vous dire que votre voisin ne se contente pas seulement de jouer ce morceau. Il l’a aussi composé. J’en suis parfaitement sûr. Il est allé plus loin que vous n’irez jamais. Il vous a mis échec et mat. Et le pire, c’est qu’il est l’exécutant le plus lamentable du monde, mais, et j’ai peine à le dire, il est peut-être aussi un excellent compositeur. Vous l’avez sans doute révélé… Il vous doit peut-être un beau début de carrière.

Vendredi 2 août, 10 h 08. Je n’aurais pas dû mélanger alcool et tranxène, si tôt le matin. Ai vomi le tout. Ai rampé jusqu’à mon lit où un cendrier dégueulant de mégots s’est renversé sur moi. On a sonné à la porte ; en me voyant dans un tel état, des vendeurs d’images pieuses m’en ont donné une, gratis. Je me suis résolu à tuer le voisin, je sais, c’est mesquin, il a gagné, mais je vais le buter.

Il y a moins d’une semaine, je me suis rendu compte combien la vie pouvait être douce. Je m’amusais à faire des phrases que je voulais éternelles, je me baignais de solennel, je jouais, heureux, avec l’éternité. Désormais, je vais mourir comme un vieux clochard qui ne supporte plus l’hiver, sans épitaphe, spolié de toute éthique.

La gangrène a gagné les membres, je ne bouge pratiquement plus du lit. Forcé d’écouter le plafond. Mon bourreau s’est senti pousser des ailes, son morceau s’envole désormais, il s’en acquitte de mieux en mieux, il l’a même étoffé et ça dure désormais un bon quart d’heure. Je vais devoir crever avant qu’il n’en fasse une symphonie. Ou pire, un requiem pour violoncelle seul. Mon requiem, celui qui accompagnera mon cadavre, le jour où les pompes funèbres viendront me chercher. Et pourtant, j’ai encore la certitude qu’il reste quelque chose à tenter. Mais quoi ?

Après de longues heures d’hésitation, j’ai saisi la feuille blanche et le stylo.

Cher Monsieur Rostropovitch,

Je suis un naufragé qui lance une dernière bouteille à la mer. Vous êtes un homme particulièrement sollicité, votre temps est précieux et jamais je n’aurais osé vous envoyer cette lettre s’il n’était question de vie ou de mort. Je dirais même de mort ou de mort, car je sais désormais qu’il y en a bien deux différentes, et c’est la plus haïssable qui s’offre à moi. Je vais mourir dans la déchéance quand, il y a quelques jours à peine, j’allais le faire en paix. Au fil de ces lignes vous pensez avoir affaire à un fou. C’est donc un fou qui vous lance un S.O.S. avant de quitter ce bas monde. Je n’espère qu’un signe, un conseil, quelques mots pour m’accompagner dans ce grand voyage qui m’attend.