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Je n’ai même pas eu envie de la conquérir, la messe était dite, à quoi bon jouer à la séduction, déclarer l’évidence, faire semblant de rien quand on veut tout et que tout est déjà tellement clair. J’étais fou d’elle. Je ne sais toujours pas à quoi ça tenait, sa petite jupe jaune ? sa façon de hausser les épaules quand je disais une bêtise ? Oui, c’est peut-être ça, dans un haussement d’épaules j’ai senti l’immense tendresse qu’elle avait déjà pour moi, un inconnu qui baisse les yeux, un timide, un gars bien.

On s’est emballés. Le café des Feuillantines, tous les soirs à la sortie du bureau. À notre sixième rendez-vous, je m’en souviens bien, nous avons franchi une étape obligatoire. Nous nous sommes raconté, elle, moi, la vie, sans oublier les coïncidences, les aveux, les envies, les regrets, les désirs. Du solennel un peu tarte et indispensable, des anecdotes vaguement remaniées, des confidences inutiles qui pourtant donnent des pistes pour comprendre comment l’on devient ce que l’on est. Elle a essayé de me brosser le plus noir portrait d’elle-même, comme pour me décourager. Tous les amoureux font ça. Alors moi aussi, forcément. Et je ne sais pas pourquoi, mais alors vraiment pas, j’ai raconté cette histoire du petit Gilles et de la prof de math. Et ça l’a fait rire, au lieu de l’inquiéter. Elle aurait tout accepté de moi, Marie. On s’est mis à parler de ça, de ma peur panique des mises à l’épreuve.

C’est à ce moment-là que son collègue du service commercial est passé devant notre table.

Sourires. Présentations. Connivence. Il s’est assis pour partager notre apéritif, et au début, tout ça m’a paru naturel. On l’a invité à notre conversation, on a parlé des tests, des examens, de la sélection, des lois du marché. Mais qui n’aurait pas remarqué avec quelle détermination il essayait de s’affirmer aux yeux de Marie, de me contredire avec élégance, de me remettre à ma place avec le sourire ? Heureusement, elle n’est pas tombée dans le piège. Il l’a senti. Et a dit :

— Les tests d’intelligence… C’est surfait… C’est vraiment pas un critère… C’est pas ça, l’intelligence… Tenez, par exemple : prenez le coup des cinq sacs de pièces d’or, on peut résoudre le problème avec un peu de logique, un peu de réflexion, mais ça ne mesure en aucun cas l’intelligence.

— Quels sacs de pièces d’or ?

J’ai eu le sentiment que ça allait mal tourner. Marie mordait à l’hameçon, sans s’apercevoir avec quelle hypocrisie il manœuvrait.

— Vous ne connaissez pas ? Cinq sacs sont remplis de pièces d’or qui pèsent dix grammes chacune, sauf dans un des sacs où les pièces sont fausses et ne pèsent que neuf grammes. Avec une balance, il s’agit de déterminer le sac où les pièces sont fausses, en une seule pesée.

Rien que le libellé m’a donné envie de vomir et tous mes démons ont ressurgi. Dix années de paix et d’insouciance balayées en quelques phrases. Marie, intriguée, s’est mise à chercher.

— Il faut le prendre plutôt comme un jeu, il a dit, avec du machiavélisme plein la bouche.

Je me suis embourbé. Me suis forcé à faire bonne figure quand ma seule envie était d’arracher la langue de cet ignoble salaud. Contre toute attente, il s’est levé et nous a quittés dans l’instant en disant, comme une bonne blague, que nous avions toute la nuit pour trouver.

La nuit… Je l’ai passée, pour la première fois, dans les bras de Marie. J’ai respiré son corps jusqu’à ce qu’il n’ait plus d’odeur. Je l’ai pressé contre moi jusqu’à en oublier ma propre peau. Des larmes me sont venues aux yeux. Ensuite nous avons fumé des cigarettes, longtemps, pour doucement nous endormir, collés l’un à l’autre. Avant de s’abandonner au sommeil, Marie a dit, dans un bâillement :

— En trois pesées on peut isoler le mauvais sac… Mais en une, c’est impossible.

Le lendemain, les collègues nous ont vus arriver en même temps au bureau, de quoi alimenter les conversations et les ragots pendant un bon bout de temps. Nous l’avions fait exprès. Le soir même, le rendez-vous aux Feuillantines était devenu une simple étape avant le dîner en ville et les promesses de la nuit. Mais ce que je redoutais arriva, Marie insistait pour connaître la solution du problème des pièces d’or. Et je n’ai pas su lui refuser, même si je savais que j’allais encore passer un quart d’heure noir à me retenir de casser la gueule du prétendant.

Qui est arrivé, ponctuel, comme s’il devait forcément nous trouver là. Cette fois je n’ai pas souri, pas cherché à être aimable, l’idée qu’on voulait me voler Marie m’était insupportable. Mais je crois que le pire, c’était la méthode qu’il avait décidé d’employer. Comme s’il avait trouvé la faille, le point sensible de tout mon être. Comme s’il me titillait le nerf d’une dent malade.

— Vous n’allez quand même pas me dire que vous avez baissé les bras devant une petite bêtise pareille…! Allez, je vous soulage, il suffit de numéroter les sacs de 1 à 5, de tirer une pièce du sac numéro 1, deux pièces du numéro 2, trois du numéro 3, et ainsi de suite. On pèse en même temps les quinze pièces. Si le résultat est 149 grammes, ça veut dire que la pièce fausse était tirée du premier sac, si le résultat fait 148 grammes, ça veut dire que les pièces fausses sont dans le sac numéro 2, etc. Simple, non ?

Marie a gambergé quelques secondes et a poussé un petit soupir. Le gars lui a pris la main, une seconde, pour la rassurer sur ses facultés mentales.

— Avec ces petites questions-là, tous les coups sont permis, la logique n’est pas forcément là où on la cherche.

Après avoir dit ça, il m’a regardé droit dans les yeux. J’ai compris que le combat était ouvert, et qu’il userait de tous les moyens pour annexer la femme que j’aimais.

— Allez, vous deux, je vous donne une occasion de vous racheter.

Il a griffonné sur un bout de papier avec délectation. Je me suis mordu la lèvre pour me forcer à rester calme. Des images m’ont traversé l’esprit. Le petit Gilles qui hurlait son « mat ! » en couchant mon roi sur le flanc. La prof de math, la classe qui rit, le bidasse. Une vague de violence m’a submergé, j’ai retenu quelques gestes, Marie l’a senti. L’ignoble bâtard nous a montré sa feuille.

1

1.1

2.1

1.2.1.1

1.1.1.2.2.1

— Le principe est d’écrire la ligne suivante. Et maintenant, à vous de jouer, mais méfiez-vous, il y a un piège.

Ce coup-là, je me suis levé le premier en saisissant Marie par le poignet. Je sais que je n’aurais jamais dû faire ça. Sans le vouloir j’avais glissé dans le jeu pervers de ce pourri. Et Marie a eu peur de cet accès d’autorité. Pour me prouver qu’il lui restait un peu de libre arbitre, elle a saisi le papier en promettant à l’autre salaud de relever son défi.

La soirée fut tendue, Marie n’avait pas supporté ma réaction. Elle a dit qu’il ne fallait pas prendre à cœur des bêtises aussi insignifiantes et qu’à l’âge adulte on est censé faire la part des choses. Quand j’ai répliqué que son collègue la draguait ostensiblement sous mes yeux, elle a nié et pesté qu’elle détestait la jalousie. Elle a ajouté, pour conclure, qu’elle ne supportait pas de voir les limites des gens qu’elle aimait.

La nuit nous a en partie réconciliés ; le lendemain, au travail, les choses ont empiré. Triomphante, elle a déboulé dans mon bureau.

— Je l’ai !

— Quoi ?

— La solution ! J’ai cherché toute la matinée, et j’ai fini par l’avoir ! La ligne qui suit est 3.1.2.2.1.1 ! Il y avait un piège, la solution n’est pas dans le calcul mais dans la lecture… Il faut lire et énoncer ce qu’il y a sur la ligne précédente. La première, c’est 1, la seconde c’est un 1, qu’on écrit donc 1.1. Donc, la troisième c’est deux 1, qu’on écrit 2.1. À la quatrième, on décrit ce qu’on lit sur la précédente, c’est-à-dire un 2 et un 1, qu’on écrit 1.2.1.1, etc. Génial, non ?