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Je n’ai rien compris, ça m’a énervé, je lui ai dit qu’il n’y avait pas de quoi être fier de plonger tête baissée dans ces conneries. Ce soir-là, j’ai affirmé que nous n’irions pas aux Feuillantines. Elle a répondu qu’il n’était pas question de la priver de sa victoire, et que c’était au contraire l’occasion rêvée de moucher le collègue.

J’ai tenu ferme. Elle aussi.

Le soir, en sortant du bureau, je les ai vus se pavaner à la terrasse du café. Elle a détourné les yeux en me voyant passer au loin. J’ai compris ce soir-là que je ne verrais jamais vieillir Marie.

Les mois ont passé. La douleur. Le regret. La distance avec la femme que j’aimais toujours. Martin, mon ex-rival, n’était pas parvenu à ses fins. C’était moi que Marie voulait. Elle avait eu raison d’un bout à l’autre ; ma maladie avait eu raison de nous.

Peu à peu, je suis redevenu serein. J’ai passé un hiver tranquille, seul, dans mon petit pavillon de banlieue, à jouer avec des écrans et des fils, à bricoler des programmes. Petit à petit, je me suis mis à fréquenter Martin, qui a bien vite oublié Marie pour se rabattre sur une standardiste. Nous avons dîné plusieurs fois en tête à tête, lui et moi. Jusqu’au soir où je l’ai invité dans mon petit pavillon pour y passer le week-end.

Il est arrivé en bus et s’est approché de la grille. La porte était ouverte, il est entré, a prononcé mon prénom plusieurs fois, et la porte s’est refermée d’elle-même tout en connectant le magnétophone qui a fait dérouler mon message.

Ce qui est arrivé juste après, je n’ai pas pu le voir. J’aurais pu placer une caméra pour goûter à un moment pareil mais, sans savoir pourquoi, j’ai préféré laisser à Martin son intimité. Le message disait :

Mon cher Martin. Vous voici enfermé dans une boîte vide et totalement hermétique. Vous allez essayer de hurler, de débloquer la porte par laquelle vous êtes entré, de décondamner une fenêtre, mais vous n’y arriverez pas, faites-moi confiance et épargnez-vous des efforts inutiles. En face de vous, vous trouverez deux nouvelles portes, chacune reliée à un de ces computers 4.9.9 qui font la fierté de notre société, et dont j’ai l’honneur d’améliorer les performances techniques au fil des années. Imaginez maintenant que vous êtes un condamné à mort… Si vous ne pouvez l’imaginer, prenez-le comme simple postulat. Pour échapper à ce triste sort, il vous faudra faire preuve de sagacité et de ce que vous vous plaisez à appeler « la logique ».

L’une des deux portes mène au jardin, et le jardin à la rue, donc à la survie. L’autre, bien évidemment, mène tout droit à la cave où vous attend une fin monstrueuse, machinique, douloureuse, dont je préfère vous passer le détail afin de ne pas entamer totalement vos facultés mentales. Imaginez maintenant que les deux ordinateurs sont des gardiens qui ont la possibilité d’ouvrir, au choix, l’une ou l’autre des portes. Sachez en outre que l’un des deux ordinateurs dira systématiquement un mensonge si vous lui demandez la moindre information. L’autre, vous vous en doutez, dira systématiquement la vérité. Vous avez droit à une seule question, que vous formulerez à un seul des deux computers. À vous de trouver la bonne question à poser pour avoir la vie sauve. Vous pourriez choisir de vous en remettre au hasard, à l’arbitraire, au coup de poker, et demander par exemple à n’importe quelle machine : quelle est la porte qui mène au jardin ? Si vous tombez sur l’honnête, elle vous indiquera la bonne porte et vous pourrez rentrer sain et sauf. En revanche, la menteuse vous conduira au fond du gouffre. Vous avez une chance sur deux. Mais est-il bien raisonnable de jouer sa vie à pile ou face ? Heureusement pour vous, il y a un moyen parfait de vous en tirer, un réel moyen de pouvoir fuir à coup sûr ce pavillon du diable. Il suffit de poser LA bonne question, et elle existe bel et bien. Bon courage. Je vous rappelle que personne ne sait que vous êtes ici, que j’ai une semaine devant moi, que vous pouvez mourir de faim et de soif très rapidement, que vous m’avez fait haïr par la femme de ma vie, et que je ne supporte pas les tests d’intelligence. Et que vous voir crever me serait un doux spectacle. Bonne chance.

Au début j’ai perçu quelques cris, quelques bruits sourds. Puis plus rien pendant une bonne partie de la nuit. Où j’ai patienté, affalé dans un transat du jardin. J’ai dû m’endormir plusieurs fois, en gardant une oreille dressée au cas où la sonnerie de la porte de la liberté se déclencherait plus tôt que prévu. Je me souviens d’avoir prié tous les diables pour qu’il ne la prenne pas.

Au petit matin j’ai mangé quelques croissants et bu un bon café noir à même la Thermos.

À 14 h j’ai écouté la radio.

À la nuit tombée, j’ai écrit une nouvelle lettre d’amour à Marie, et, comme les milliers d’autres, je l’ai jetée dans la corbeille.

J’ai lu les Confessions de Rousseau, jusqu’à l’aube.

La sonnerie de la porte du jardin a fini par me réveiller de tant de langueur.

J’ai vu sa silhouette, désarticulée, écroulée de fatigue, rampant dans l’herbe humide. Je me suis approché pour chercher son regard défraîchi. Ses yeux de fou m’ont toisé, il a suffoqué un long moment, puis il a hurlé, puis ri à gorge déployée, partagé entre la terreur et la délivrance.

— Bravo, j’ai dit.

Eh oui, malgré tout, il fallait bien lui rendre hommage. D’abord pour m’avoir pris au sérieux. Ensuite pour avoir cherché, plutôt que de se jeter sur le premier hasard venu. Et enfin, pour avoir trouvé la seule question possible. Il suffisait, il est vrai, de s’attabler devant n’importe quel ordinateur et demander : « Que me dira l’autre machine si je lui demande quelle est la porte du jardin ? »

Le menteur aurait démenti une vérité, et dans ce cas il fallait choisir la porte inverse de celle qu’il indiquait. L’honnête aurait validé un mensonge, et là encore, il fallait choisir la porte inverse. C’est ce que Martin avait fait.

Il s’est cru libre, un instant.

Il ne m’a pas vu saisir le gourdin. J’ai frappé quatre fois, à la tête. Histoire de confirmer que le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas.

La culture de l’elæis au Congo belge

Le jour où il se décidera à devenir adulte, ce palmier… C’est pas faute de soins, on peut pas dire… Les gens du coin pensent que ça ressemble à rien, mon arbuste, au milieu de leurs platanes. Ils disent : « C’est pas ça qui va vous faire de l’ombre, m’sieur Eugène…! » Et alors ? Je suis mieux placé qu’eux pour savoir qu’il n’aura jamais les 1 500 heures d’insolation par an et ses 2,50 mètres de pluviométrie… Mais en attendant, ça entretient le rêve, ça me rappelle le soleil, le vrai, pas le leur. Ça me rappelle la belle Moye, les soirs où elle m’éventait pendant qu’on se pétait la tronche au vin de palme, là-bas, entre deux étreintes, au sud du Mayumbe…

Ils peuvent pas comprendre, les paysans. D’accord, il est pas fier, mon nigrescens psifera, mais il est quand même plus joli que celui qu’ils ont sur l’almanach des postes. J’ai envie de leur dire : si vous saviez ce que vous avez l’air con, au milieu de vos betteraves ! Parlez-moi de la canne à sucre ! C’est pas à soixante-deux ans que je vais me mettre à faire pousser de l’aspartam, allez…