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FRED HIDALGO

Jacques Brel, l'aventure commence à l'aurore

Aux femmes de ma vie,

à Christine, à Hélène, à Mauricette,

et à Salvadora, qui me l'a donnée.

En mémoire de Jean Théfaine,

qui m'avait fait promettre «  d'en faire un livre  »,

et de Marc Robine, qui avait montré la voie.

L'œuvre d'un homme, c'est l'explication de cet homme.

Paul Gauguin (Atuona, avril 1903, lettre à son ami Charles Morice)

Ce qui donne un sens à la vie donne un sens à la mort.

Antoine de Saint-Exupéry (Le Petit Prince)

La tragédie de la mort est en ceci qu'elle transforme la vie en destin.

André Malraux (L'Espoir)

Le vrai tombeau des morts, c'est le cœur des vivants.

Jean Cocteau
Y en a qui ont le cœur si large Qu'on y entre sans frapper… Y en a qui ont le cœur dehors Et ne peuvent que l'offrir… Allons il faut partir N'emporter que son cœur Et n'emporter que lui Mais aller voir ailleurs…
Jacques Brel (Les Cœurs tendres et Allons il faut partir)

Prologue

LE PRINCIPE D’IMPRUDENCE

Bruxelles, la cartonnerie familiale, le confort bourgeois[1]. Comme dans la chanson de Souchon : « On va tous pareils, moyen moyen / La grande aventure, Tintin[2]… » Mais il la voyait pas comme ça, sa vie, Jacky. « J’ai eu l’impression que j’allais ou devenir fou ou les tuer, ce qui est à peu près la même chose… et je suis parti pour éviter un meurtre, mais je suis parti gentiment, j’ai dit : “Je pars”… et on m’a dit : “Tu peux partir mais tu n’as pas le droit de revenir”[3]. » Il est parti, sans espoir ni surtout volonté de retour, pour rester vivant, debout. « Tout le malheur du monde, disait-il, vient de l’immobilité. Toujours ! On n’est pas fait pour mourir, puisque mourir c’est s’arrêter » : tout Brel est là. Sans cesse en mouvement, avec l’obsession d’« aller voir » de l’autre côté de la colline… ou de l’océan.

« Il est urgent d’être heureux », écrit-il à l’un de ses amis à la veille de se lancer dans la traversée de l’Atlantique, amputé partiellement d’un poumon moins d’un mois et demi plus tôt ! C’est à croire qu’il savait qu’il mourrait jeune. À la Camarde, il assurait en 1968 : « J’arrive, j’arrive / C’est même pas toi qui es en avance / C’est déjà moi qui suis en retard », écrivant dès 1960 : « La mort m’attend comme une princesse / À l’enterrement de ma jeunesse. » Mais c’est dur de mourir au printemps, aussi le Grand Jacques a choisi l’automne : « La mort m’attend aux dernières feuilles / De l’arbre qui fera mon cercueil. » Cela faisait alors plus de dix ans qu’il avait abandonné le tour de chant, si l’on excepte cet Homme de la Mancha qui lui allait si bien… et s’achevait par la mort du héros.

Ainsi, fait aussi remarquable qu’exceptionnel, sa carrière de chanteur, du moment où il est devenu célèbre avec Quand on n’a que l’amour jusqu’à ses fameux adieux de l’Olympia 1966, n’a duré que dix ans. Dix ans seulement pour devenir « irremplaçable », comme l’affirmera Juliette Gréco[4] : « Personne ne pourra jamais approcher cette force-là ! Personne. Il a tout dit, il a traité de tout et, quand il n’a plus eu à parler, il est parti. Et il n’est jamais revenu, lui ! » Une décennie lui aura suffi pour laisser dans la chanson — et auprès du public — une empreinte indélébile. C’est dire la mesure de l’homme et du créateur. « Il a apporté à la chanson cette espèce de qualité gigantesque d’expression qui nous manque un petit peu en France. C’est un Belge, c’est un Flamand avec tout ce que cela comporte de grand. Il a apporté une façon de se bagarrer contre des moulins. D’ailleurs, ce n’est pas pour rien qu’il a fait L’Homme de la Mancha, c’est parce qu’il était un véritable Don Quichotte. Il l’était dans la vie. Il l’était partout et quand il n’y avait pas d’obstacles, il les inventait pour les surmonter. » De qui, ce commentaire si pertinent ? De Brassens, bien sûr, sans doute son meilleur et plus vieil ami, avec Charley Marouani, Lino Ventura… et Jojo.

Aux proches de ce dernier, le jour même de ses obsèques, Brel confiait déjà qu’il serait « le suivant ». Flagrant dans son œuvre, ce sentiment d’être en partance l’était plus encore dans sa vie. « Dès les premiers temps, dira son ancien imprésario Charley Marouani, je me suis rendu compte que Jacques n’était ni un artiste ni un homme comme les autres. Il ne mimait pas ses chansons : il les vivait. Il ne chantait pas ; il se consumait. Pressentait-il qu’il mourrait à quarante-neuf ans ? Était-ce sa crainte d’une existence “raccourcie” qui le poussait à “partir où personne ne part”[5] ? » D’où l’urgence de mener son tour de chant tambour battant : quinze chansons, pas une de plus, mais enchaînées à un rythme d’enfer. L’urgence ensuite d’arrêter les concerts pour éviter d’avoir à tricher[6] (« Et dis-toi donc grand Jacques / Dis-le-toi souvent / C’est trop facile de faire semblant[7] ») — il avait seulement trente-huit ans et il ne lui restait déjà plus qu’une dizaine d’années à vivre. « Faire semblant était au-dessus de ses moyens. Tricher aurait été une injure faite au public[8]. » Repartir de plus belle, tâter de la comédie musicale, du cinéma. Puis s’imposer d’incroyables défis, dans l’urgence et l’imprudence à la fois. Navigateur au long cours, pilote au grand cœur… Jusqu’à en faire un principe de vie. Le principe d’imprudence ! « Les hommes prudents sont des infirmes… »

On ne le sait pas trop, mais c’est à la fin du voyage, aux confins de l’enfance, qu’il a fait de sa vie l’égale de son œuvre : un chef-d’œuvre. « Un homme passe sa vie à compenser son enfance. Un homme se termine vers seize, dix-sept ans. Il a eu tous ses rêves. Il ne les connaît pas, mais ils sont passés en lui », assurait-il. Ce qu’il avait rêvé tout éveillé étant enfant, puis théorisé de façon si brillante — imprimé sur papier, gravé sur disque, interprété sur scène, porté à l’écran (Le Far West…) et, bien sûr, proclamé haut et fort dans ses interviews —, il lui a fallu moins de trois ans, ses trois dernières années, pour le mettre en pratique aux Marquises.

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1

«  Né dans une famille aisée, il aurait sans doute pu opter pour la sécurité financière en continuant de travailler chez Vanneste & Brel, la cartonnerie de son père. Il n’en fut rien. Dans sa tête, il était déjà “ailleurs”. Je le soupçonne même d’avoir abandonné à son frère une part de son héritage à un moment où il en aurait eu bien besoin.  » (Charley Marouani, Une vie en coulisses, Fayard, 2011.)

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2

Le Bagad de Lann-Bihoué, 1978.

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3

À Radio-Canada.

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4

À la revue Chorus (Les Cahiers de la chanson), n° 25, automne 1998, « Spécial Jacques Brel ».

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5

Charley Marouani, op. cit.

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6

C’est à l’issue d’un concert à Laon, au début de l’été 1966, après s’être aperçu qu’il avait doublé machinalement un couplet des Vieux, qu’il prit la décision d’arrêter la scène, ne supportant pas l’idée de « tricher » face au public en perdant de sa spontanéité et donc, pensait-il, de son authenticité (« Je risquais de devenir habile… J’ai terminé mon tour et j’ai décidé d’arrêter. Je n’y étais plus, c’est que je n’y pensais plus assez »).

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7

Grand Jacques (C’est trop facile), 1953.

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8

Charley Marouani, op. cit.