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L’affaire aurait dû en rester là. Sauf que l’un des premiers biographes de Brel reprendrait l’histoire à son compte sans chercher à la vérifier : « Brel est en mer et il espère vivre. Il rumine une pénible rencontre aux Canaries. Se promenant, il est tombé sur Antoine, chanteur devenu navigateur, photographe et journaliste. Invité par Brel, Antoine prit des photos de Jacques. À Maddly, il demanda un cliché de lui-même en compagnie de Brel. Antoine revendit les photos, clamant que Brel était malade. Bien entendu, il ne parle pas, dit Antoine sur un ton trop parlant[131]… » Circonstance aggravante pour l’auteur de Pourquoi ces canons ? : ce livre allait devenir un best-seller, accréditant auprès d’un large public la thèse de la trahison, alors qu’il s’agissait de pure calomnie.

Meurtri, Antoine se mura longtemps dans le silence et l’indifférence, suivant en cela les conseils avisés de Mme de Maintenon (« On ne triomphe de la calomnie qu’en la dédaignant »), de Chamfort (« La calomnie est une guêpe contre laquelle il ne faut faire aucun mouvement, sans quoi elle revient à la charge, plus furieuse que jamais ») ou de Verlaine (Odes en son honneur) :

Laisse dire la calomnie Qui ment, dément, nie et renie, Et la médisance bien pire Qui ne donne que pour reprendre Et n’emprunte que pour revendre.

Mais le mal était fait. « Calomniez, calomniez, il en restera toujours quelque chose », assurait pour sa part Beaumarchais. On le verra encore en 2008 avec Pierre Perret qui, dans le second tome de ses mémoires[132], entonnera à son tour l’air de la calomnie en se fiant aux seuls propos de Brel — dont on sait maintenant qu’il avait été induit en erreur — datant du printemps 1975, lors de leur rencontre dans les Petites Antilles britanniques. Quelle mouche (la guêpe dont parlait Chamfort ?) l’avait donc piqué pour reprendre cette antienne, plus de trente ans après les faits présumés et surtout plus de dix ans après que Chorus et Marc Robine en eurent démontré le caractère pour le moins fantaisiste ? Toujours est-il qu’Antoine choisit Chorus[133], justement, pour mettre enfin les points sur les i, en publiant une lettre ouverte directement adressée à « l’ami Pierrot » :

« Ce dont Brel et sa compagne m’accusent dans ton livre, lui écrivait-il, avoir déchaîné sur eux la meute des journalistes, je ne l’ai jamais fait ; j’avais simplement, dans les souvenirs que je communiquais régulièrement à un hebdomadaire bon enfant, raconté en deux paragraphes souriants ma rencontre avec cet homme exceptionnel, qui était venu de lui-même me trouver, dans un endroit public… Comment aurais-je pu ne pas le faire ? Je ne soufflais bien sûr pas un mot de sa maladie, pas plus que je ne révélais où le trouver.

« Le malheur a simplement voulu qu’au même moment une dépêche de l’agence France-Presse qui, elle, révélait la maladie, soit publiée, et surtout que Brel soit allé, au lieu de faire escale dans une petite île tranquille où personne ne l’aurait dérangé, jeter l’ancre en Martinique, dans la baie de Fort-de-France, mouillage habité de dizaines de bateaux français, face à une grande ville animée : c’est un peu comme s’il était allé s’installer dans un camping-car sur une grande place de Paris ou de Bruxelles. Fort-de-France était dotée d’une presse régionale qui a aussitôt répercuté la nouvelle à Paris, déclenchant l’arrivée des journalistes.

« Le gentil article que j’avais écrit (et où je racontais d’ailleurs avoir rencontré Brel à cinq mille kilomètres de là, aux Canaries !) n’y était pour rien. Qu’on ait pu le faire croire à Jacques Brel, c’est déjà assez triste ; que Maddly l’ait claironné en termes injurieux, c’est lamentable, mais que Pierre Perret, trente-quatre ans plus tard, reprenne ses propos sans prendre la peine de vérifier ni de me consulter, c’est proprement détestable.

« Alors que les divers biographes, Marc Robine le tout premier, Eddy Przybylski à présent et même Olivier Todd, qui a enfin supprimé toute allusion à ce malentendu dans la plus récente réédition de son livre, concourent à rétablir la vérité ; alors que la fille de Jacques Brel, France[134], qui était présente à Noël 1974 lors de cette rencontre, m’a donné raison et invité à coanimer cet hiver une grande émission sur son père à la télévision belge, j’aurais aimé que l’ami Pierrot tourne une fois ou deux son porte-plume dans l’encrier avant d’attiser à nouveau cette triste calomnie. »

En avril 1975, Jacques et Maddly sont aux Grenadines lorsqu’ils rencontrent fortuitement Pierre Perret et sa famille à bord d’un grand voilier de location, l’auteur du Zizi (sorti fin 1974) ayant décidé de faire une pause dans sa carrière : « Nous sommes partis bourlinguer quelques semaines après la sortie de l’album du Zizi ! », écrit-il dans ses mémoires[135] en ajoutant par erreur que cela fait déjà « un peu plus de deux ans — une overdose de vacances ! », alors qu’il n’y a pas six mois que son album est paru. Peut-être confond-il cette première rencontre en mer (au cours de laquelle il fait la connaissance de la Doudou) avec des retrouvailles inattendues à Rangiroa, vers novembre 1976. C’est d’autant plus probable qu’il fait dire à Jacques : « J’écris en ce moment. J’en chie ! », alors que celui-ci ne reprendra vraiment l’écriture qu’en septembre 1976, un an et demi plus tard, une fois installé à Hiva Oa ; et que, toujours selon Perret, Brel lui demande : « Quand pourrez-vous venir nous voir à Hiva Oa ? »… alors qu’ils sont à peine en partance, lui et Maddly, pour Panamá et qu’en aucun cas, jusque-là, il ne leur est venu à l’esprit d’interrompre leur tour du monde et encore moins de s’installer aux Marquises.

Toujours est-il qu’en 1998, dans la préface que je lui avais proposé d’écrire pour le livre de Marc Robine[136], sachant son amitié pour le Grand Jacques, Pierre Perret témoignait de cette rencontre inattendue : « Quelle éblouissante journée nous avions passée à refaire le monde ensemble ! Après avoir offert, à lui, à la Doudou et aux miens, un mémorable blaff d’oursins au montrachet, qui les avait époustouflés, nous avions repris tous nos souvenirs à zéro, Jacques et moi. » Une journée sur laquelle il reviendra donc, dix ans plus tard : « Jacques semblait plein d’amertume, surtout à cause de ce harcèlement ininterrompu des “rats”, ces paparazzi dont il était la victime depuis l’annonce de sa maladie. “Ils me font chier ! disait-il d’un ton fataliste. Il n’y a qu’en mer qu’on est peinards ! Et encore !” » Et le chapitre intitulé laconiquement « Jacques Brel » s’achève ainsi : « Sur le rafiot qui les ramenait à leur bateau, Jacques, debout, se retourna vers nous et s’adressa à moi avec ses mains en porte-voix : “Pierrot, dit-il, quand tu verras Lama, dis-lui qu’il me reste encore un poumon !” »

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131

Olivier Todd, op. cit.

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132

Pierre Perret, A cappella, des Trois Baudets à l’Olympia, Le Cherche Midi, 2008.

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133

Chorus (Les Cahiers de la chanson) n° 67, printemps 2009.

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134

« Suivant avec intérêt votre quête du souvenir de Jacques Brel, nous écrira Antoine en 2012, j’ai plaisir à vous dire que j’ai fait récemment don en toute propriété à la Fondation de France Brel des quelques images en super 8 (malheureusement en mauvais état de conservation) que j’avais tournées lors de la rencontre qui donna plus tard lieu à une si mauvaise interprétation. On y voit Jacques Brel très joyeux, ne cessant de faire le clown, comme à son habitude. »

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135

Pierre Perret, op. cit.

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136

Marc Robine, op. cit.