Le fameux « contrat à vie » ! En fait, un contrat de trente-trois ans, la mention « à vie » n’ayant aucune valeur juridique, mais trente-trois ans renouvelables ! Signé le 3 mars 1971 par Brel et Barclay, cela faisait de chacun des deux hommes, à son expiration théorique, des plus que centenaires ! L’idée provenait évidemment de Jacques qui, fidèle en amitié et conscient de son poids commercial dans la maison, avait vu le moyen pour Eddie Barclay de faire face aux difficultés financières que rencontrait alors son label, en rassurant les créanciers et en faisant taire les rumeurs de dépôt de bilan. Après la mort de l’artiste, le producteur résumera les tenants et aboutissants de cette affaire à Paroles et Musique : « Un jour, Brel, avec qui j’avais des rapports constants, m’a dit : “Je me sens en pleine communion avec toi, et donc je voudrais qu’on signe un contrat à vie.” Il ne me demandait rien en contrepartie ! C’était un cadeau somptueux qu’il me faisait. […] Là-dessus, je vais voir mon avocat pour savoir comment l’établir, et mon avocat me dit : “Juridiquement, on ne peut pas faire ça.” Alors, il m’a proposé la formule de signer deux contrats de trente-trois ans successifs, ce qui en pratique revenait au même[143]. »
Formidable générosité du Grand Jacques qui, pour un ami dans l’adversité, n’hésitait pas à s’engager à ne plus jamais enregistrer ailleurs que chez lui ! Par chance, moralement s’entend, il n’eut pas à connaître la triste issue de cette histoire, qu’il aurait forcément vécue comme une trahison : la vente par Eddie Barclay, en 1979, de sa firme au concurrent Philips… avec lequel Jacques avait justement rompu, fâché, en 1962, pour rejoindre l’écurie Barclay. « Il a quitté Philips avec un contrat en cours (il y a eu un procès) en leur disant que c’était pour aller chez moi, racontera l’homme au cigare. On s’était déjà rencontrés, mais je ne lui avais jamais rien proposé et c’est lui qui a fait le premier pas[144]. » Mais c’est là une autre histoire, tout comme la « non-campagne » de marketing, habilement orchestrée par Barclay à la sortie de l’album des Marquises, qui fera alors de celui-ci — au grand dam de Brel qui souhaitait une sortie discrète, sans la moindre participation de sa part — le disque le plus vendu (et même le plus précommandé avec plus d’un million d’exemplaires) de toute l’histoire phonographique.
On y reviendra. Pour l’heure, nous avons tout juste bouclé le tour du monde du capitaine Brel, à jamais interrompu en Polynésie, où Bernard Moitessier, le mythique navigateur solitaire, avait lui aussi définitivement jeté l’ancre[145]. Le 19 décembre 1975, à peine son camarade Charley Marouani a-t-il regagné Paris qu’il lui écrit : « C’est tout vide sans toi ! Askoy souffre de manque. Tu sais, j’aurais tant aimé être en forme durant ton séjour. Mais je porte les fatigues de deux mois de mer. Comment te dire la joie que fut ta présence ? Je crois n’avoir plus grand-chose en dehors de toi. Et je ne sais plus rien que le luxe des relations humaines. »
S’il a sans doute mal aimé les femmes, ou pas su comment les aimer (du moins avant son voyage au bout de vie), s’il n’a « pas bien compris les femmes », comme il l’avouait dans ses inoubliables interviews, Jacques Brel a fait de l’amitié, en revanche, un véritable chef-d’œuvre. Deux ans plus tôt, le 1er janvier 1974, s’adressant à son « tendre Charley », il n’avait pas laissé le moindre doute sur son amour de l’amitié. C’était lors d’une nuit pas comme les autres, dans la baie de Cumberland aux Petites Antilles, sur le pont du Korrig, le navire-école où il s’initiait à la navigation hauturière…
Arrêt sur image : en novembre 1973, quelques semaines après la sortie de L’Emmerdeur, qui restera son dernier film, Jacques s’embarque en Méditerranée sur ce bateau, avec deux autres équipiers et son couple de propriétaires, Abel et Françoise Picard. Après une courte escale à Gibraltar, le Korrig file jusqu’aux Canaries, mouillant à Las Palmas… où vient s’amarrer un autre voilier, battant pavillon belge : le Kalais. « Le skipper s’appelle Vic ; c’est un industriel fortuné qui, à l’occasion d’un divorce difficile, vient de décider de se retirer des affaires et d’abandonner son ancienne vie pour courir les mers et jouir un peu de sa liberté retrouvée. Jacques et lui, qui se sont vaguement croisés à Bruxelles, il y a longtemps, sympathisent rapidement[146]. » Le monde étant petit, ils se retrouveront l’année suivante, le 16 septembre 1974 précisément, Jacques sur l’Askoy avec France et Maddly, Vic avec sa propre fille et sa nouvelle compagne, Prisca Parrish, dans le port de Horta, sur l’île de Faial, aux Açores. Dès lors, ils navigueront plus ou moins de conserve jusqu’à Hiva Oa.
Entre-temps, sur le Korrig, Jacques Brel aura tout appris de la navigation en haute mer grâce à sa première traversée de l’Atlantique sans escale, de Las Palmas à La Barbade puis à Saint-Vincent, dans les Petites Antilles, avant de reprendre un long-courrier pour l’Europe. Il n’a plus alors qu’un seul désir : se mettre en quête d’un bateau et passer son brevet de capitaine. Comme il avait obtenu sa licence de pilote privé puis celle de professionnel lui permettant de voler aux instruments et de piloter des avions à réaction, Jacques obtiendra son brevet de « capitaine au grand cabotage » le 1er juillet 1974.
Car l’homme ne fait pas semblant. Jamais. En aucun cas. « Et dis-toi donc, Grand Jacques / Dis-le-toi souvent / C’est trop facile / De faire semblant… » Au contraire, il fait le nécessaire, quoi qu’il en coûte, pour aller au bout de ses rêves. En l’occurrence, pour repartir dès que possible. Et cette fois pour de bon. Définitivement. N’y pense-t-il pas depuis toujours ? Depuis l’enfance en manque de partance : « Moi qui toutes les nuits / […] Arpégeais mon chagrin / […] Je voulais prendre un train / Que je n’ai jamais pris[147]. » Ne l’a-t-il pas annoncé noir sur blanc, un an après son ultime apparition sur les planches dans la peau de L’Homme de la Mancha ?
Le soir où « la lune s’est allumée », cette nuit du jour de l’an 1974 passée à Saint-Vincent sur le Korrig, sa pensée court sur le papier et c’est comme un nouveau chapitre qui s’ouvre devant lui. Il faut partir, oui, « Trouver un paradis / Bâtir et replanter / Parfums, fleurs et chimères… » Un chapitre déjà rêvé qu’il reste à traduire dans la vraie vie, le chapitre de l’aventurier… qui n’oublie pas pour autant le poète, lâchant au passage, à l’égard de son « tendre Charly », quelques mots dont il se souviendra à l’heure d’écrire — comme par hasard — Voir un ami pleurer…
« Je t’écris sur le pont, à la lueur d’une lampe à pétrole. Il fait doux. La terre bruisse et respire. Un moment rare et merveilleux, trop formidable pour un homme seul.
« Envie de t’écrire. Acte rare et important pour moi. J’ai tant d’amitié et de respect pour toi que les mots me semblent insolents et que, de toujours, j’ai préféré le silence.
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Engagé en 1968 dans la première course autour du monde, sans escale et en solitaire, Bernard Moitessier parviendra le premier devant la ligne d’arrivée. Mais, au lieu de la couper « et d’empocher la double récompense promise — une petite fortune pour l’époque —, il vire de bord au dernier moment et met le cap sur une destination inconnue ! Dès lors, sa légende est en marche. La presse se passionne pour ce “hippie des mers”, chevelu et barbu, qui vient de renoncer, d’un simple coup de barre, aux honneurs et à l’argent qui lui étaient dus. Ce geste incroyable, au lendemain de mai 1968, prend une résonance inouïe. Plus qu’un héros, Moitessier devient un symbole vivant ». (Marc Robine,