Ce sera son dernier disque, mais, sur le coup, l’auteur-compositeur pense qu’il s’agit seulement du suivant, car il se sent en verve, depuis tout ce temps passé en mer, et il compte bien ne pas en rester là. On l’ignore en Europe, encore aujourd’hui, d’autant plus qu’on voit dans ce disque-là un album-testament (huit chansons sur douze y parlent de la mort), mais à Hiva Oa, en 1977, une chose est sûre et certaine : une fois mise en boîte cette première fournée d’outre-mer, Jacques Brel a la ferme intention de continuer à écrire et à enregistrer de nouvelles chansons. Plusieurs de ses relations d’Atuona l’ont d’ailleurs vu et entendu travailler en 1978 ; c’est-à-dire après le disque des Marquises, dont la sortie à grand renfort de marketing, le 17 novembre 1977, en contradiction totale avec ses souhaits de discrétion, semblait pourtant l’avoir dégoûté à jamais du show business… Mais visiblement pas de la création.
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JE CHANTE, PERSISTE ET SIGNE
D’aucuns prétendront qu’à travers cet objectif, poursuivre son œuvre d’auteur-compositeur — rien d’autre que son objectif initial, comme le rappellera bientôt Brassens dans une belle préface —, le Grand Jacques cherchait simplement à se persuader lui-même de disposer encore d’un crédit de temps suffisant, sachant de toute façon que « la vie est une mort annoncée ». C’est possible… mais impossible à savoir avec certitude, l’homme n’ayant cessé de brouiller les pistes : à certains de ses amis, comme Charley Marouani, il n’a quasiment jamais parlé de sa maladie (« peut-être était-il convaincu de l’avoir terrassée », s’interroge toujours l’intéressé) ; à d’autres, comme Marc Bastard ou Paul-Robert Thomas, il a laissé entendre que les années, voire les mois, lui étaient comptés.
« Je sais que je vais crever bientôt, confia-t-il à ce dernier en 1977, durant l’une de leurs conversations nocturnes à cœur ouvert[159]. Quand je pense à tous ceux-là qui prétendent, et entretiennent la rumeur, que j’ai quitté la scène parce que je me savais atteint d’un cancer… Je suis parti pour faire autre chose. J’en avais simplement marre. Je n’ai pris conscience de ma maladie que des années plus tard, en escaladant le volcan des Canaries. J’ai eu un brutal point de côté, terriblement douloureux. J’ai cru crever sur place. Ce n’est pas la même sensation que je ressens aujourd’hui. Celle de se dire que l’on va crever dans la minute, et celle de penser que son temps est lentement décompté. La mort imminente fait moins mal que celle qui s’annonce à toi. »
Taiseux avec les uns, il devenait loquace avec les autres, ne reculant à ce sujet devant aucune forme de plaisanterie (ou de bravade face au destin ?) : ainsi, un jour qu’ils se rendaient au cinéma à Papeete, Paul-Robert raconte que Brel demanda au caissier « Deux places, dont une pour un cancéreux » ! Bref, il fallait être grand expert en « brélosologie » pour décrypter vraiment, totalement, le personnage. Non pas que celui-ci ait servi de paravent protecteur à l’homme, car Jacques Brel était authentique en toute situation, mais sa vérité du moment n’était pas forcément tout à fait la même que celle de l’instant précédent ou du suivant. Peut-être aussi adaptait-il son comportement et son discours à son interlocuteur, du moins en partie, avec une égale sincérité.
Il faudrait le demander à Georges, à Lino, à Jojo… Voire à ses femmes successives, car de Miche à Maddly — en passant, entre autres, par Monique et Sylvie (qu’il associera à tort et non sans jalousie à celle de la fameuse Ballade à Sylvie de Leny Escudero[160]), Catherine Sauvage, Suzanne Gabriello (qui prétendra que Ne me quitte pas a été écrite pour elle), Danièle Évenou et autre Annie Girardot —, les « biches » qui ont partagé sa couche, sinon sa vie, sont sans doute aussi nombreuses que ses amis véritables. Des compagnons de tendresse, ceux-là, ou des compagnes — car ses amis n’étaient pas tous des hommes —, comme Juliette Gréco (sa première grande interprète, dès l’année 1954 !), Isabelle Aubret (à qui, pour l’aider après un grave accident de voiture, en avril 1963, qui l’empêcha longtemps d’exercer son métier, il céda les droits à vie de La Fanette…) et une certaine Barbara : partenaires à l’écran (Léon et Léonie, dans Franz) et amis à la vie, à la mort, voire à l’amour. Des compagnes qui ont d’ailleurs battu en brèche sa prétendue misogynie. Juliette Gréco : « Je n’ai jamais pensé que Jacques était misogyne. Jacques avait peur, et c’est tout. Les femmes, d’une certaine manière, le terrorisaient. Moi, je n’ai pas eu de problème, je n’ai pas eu d’histoire d’amour avec lui. J’ai eu une histoire d’amitié très profonde… De l’amour debout[161]. »
Toujours est-il que certains témoignages d’Hiva Oa, sur le souvenir de Brel poursuivant son travail d’écriture, sont corroborés notamment par une lettre qu’il adressa à son ancien pianiste et compositeur Gérard Jouannest. Quatre mois après la sortie des Marquises, en mars 1978, il lui écrit depuis Atuona, pour lui dire d’abord, et sans détour, son dépit vis-à-vis d’Eddie Barclay après le lancement de l’album : « Alors, comment vas-tu, jeune crapule ? Tu as vu le bordel que ce con de Barclay a réussi à faire avec la sortie du disque ? C’est honteux. J’ai pris ma plume méchante et je lui ai expliqué ce qu’il ne fallait pas faire. » Puis il en vient, à sa façon caustique, à l’objet principal de sa missive : ses prochaines chansons ! « Je t’écris pour te dire que j’attends toujours de toi quelques musiques, des nerveuses, des huit pieds et autres, de manière à pouvoir répandre mon génie fatigant sur des foules ahuries, car j’écris encore quelques litanies sincères[162]. »
Après l’abandon de l’idée initiale d’un double album, obligeant l’artiste à ne retenir que douze chansons (c’est encore l’époque du vinyle) sur dix-sept mises en boîte, outre deux monologues (Histoire française et Le Docteur), ce rappel à Jouannest montre bien l’intention de Brel de sortir un autre disque dès que possible. C’est d’ailleurs en sachant qu’il pourrait les remanier bientôt en studio qu’il écarta trois des cinq chansons non retenues (Avec élégance, Sans exigences et L’amour est mort), jugeant avec Gérard Jouannest et son arrangeur et directeur d’orchestre François Rauber que celles-ci n’étaient pas tout à fait abouties.
En revanche, Mai 40 (étonnant, quand on y pense, d’écrire à Hiva Oa en 1977 pareille chanson au thème aussi éloigné dans l’espace et le temps : « Moi de mes onze ans d’altitude / Je découvrais éberlué / Des soldatesques fatiguées / Qui ramenaient ma belgitude… » Comme si l’éloignement, justement, contribuait à faire resurgir l’enfance) et La Cathédrale sont deux titres qu’il aurait parfaitement pu garder tels quels dans cet album… en lieu et place de deux autres. Mais lesquels ? Il faut bien faire un choix et ça n’est jamais évident quand on est le premier intéressé et, surtout, qu’on ne dispose plus du recul qu’offrait auparavant la possibilité de tester ses nouvelles chansons en cours de tournée.
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Jacques Brel en a beaucoup voulu à Leny Escudero parce qu’il a cru, semble-t-il, que celui-ci courtisait Sylvie Rivet, dont il était à cette époque très amoureux, voire qu’il en avait été l’amant, « alors que nos relations, assure l’auteur de
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Propos recueillis par Daniel Pantchenko pour