Alors, mauvaise pioche ? Sans aucun doute, car la qualité majeure de ces deux chansons-là, deux bijoux dans le fond et dans la forme, n’est pas comparable à celle, tout à fait mineure, des F…, du Lion et des Remparts de Varsovie qui, malgré d’évidentes fulgurances d’écriture (« Nazis durant les guerres et catholiques entre elles / Vous oscillez sans cesse du fusil au missel[163] », par exemple) sont, restent et resteront de l’ordre de l’anecdote.
On peut comprendre les motifs qui l’ont poussé à écrire ces trois chansons ; peut-être, pour les deux dernières, comme on exorcise un cauchemar récurrent : Le Lion, sur la crainte d’être mis définitivement en cage par une lionne ; Les Remparts de Varsovie, sur une autre lionne dispendieuse, « gonflée » et « pressée »… Réalité ou fiction, invention ou transposition, là est la question. Quant à la première, qui vise seulement les extrémistes flamands (« Je ne parle pas des Flamands, expliquait l’auteur à ses invités nocturnes en leur faisant écouter des bribes, enregistrées par lui, de ses chansons en cours ; je parle des Flamingants, ce qui n’est pas la même chose ; je vais d’ailleurs dire “Les F…” parce qu’on n’écrit pas de grossièretés. »), elle relève de blessures bien réelles, celles-ci, aussi répétées qu’insupportables depuis l’enfance pour qui aimait tant le Plat Pays, c’est-à-dire la Flandre : « Vous salissez la Flandre mais la Flandre vous juge / Voyez la mer du Nord elle s’est enfuie de Bruges / […] Et si mes frères se taisent, eh bien tant pis pour elle / Je chante, persiste et signe, je m’appelle Jacques Brel[164]. »
Maddly fut elle-même témoin d’une de ces rebuffades infligées à Jacques, juste avant de lever l’ancre, en juillet 1974. Cela se passait à la poste d’Anvers, où il s’était rendu pour envoyer un télégramme à Jojo qu’il savait atteint d’un cancer : « Pensant à son texte, se souvient-elle[165], il avait complètement oublié de s’adresser au postier en néerlandais », langue officielle de la Belgique flamande. Résultat : « Il s’est vu refuser le stylo qu’il demandait. Il se rattrapa et fit l’effort de parler la langue. Nouveau refus comme pour dire : “Maintenant, c’est trop tard.” Et nous voilà partis dans la ville pour aller acheter un stylo… C’était imbécile. »
Devenu chanteur lui-même, son neveu Bruno Brel, le fils de Pierre, tiendra aussi à faire le distinguo entre Flamands et Flamingants : « Il existe une grande différence. Les Flamingants, c’est un mouvement fasciste qui veut que la Belgique soit totalement flamande, avec une interdiction de parler français ; ils veulent déraciner la culture francophone en Belgique. Ce sont à eux et à eux seuls que Jacques s’en prend. Quant aux Flamands, ils ont cru à tort que Jacques se moquait d’eux, ils ont très mal compris ce qu’il voulait dire. En fait, si Jacques ne l’avait pas fait, personne n’aurait jamais parlé des Flamands ! Il s’est contenté de parler d’une race qui était la sienne, parce que nous sommes, lui comme moi, des descendants de Verhaeren, c’est-à-dire des Flamands francophones, comme la plupart des Bruxellois. Et si je dis que je suis fier d’être flamand[166], ce n’est pas pour prendre le contre-pied de ce que disait Jacques, parce que même dans Les Flamandes je ne vois rien de péjoratif, c’est simplement que je suis convaincu que ce mélange de cultures, germanique et latine, peut devenir une richesse[167]. »
Bruno Brel a débuté la chanson en avril 1967 à Bruxelles, au Grenier à chansons, au moment où son oncle achevait sa tournée d’adieux[168]. Il avait alors seize ans : « C’est mon père qui lui a annoncé que je commençais à chanter, lors de son dernier passage à l’Olympia, en octobre 1966. Il a dit “Merde !” pour moi à mon père, un “merde” sympathique parce qu’il se rendait évidemment compte de toute la difficulté que cela pouvait représenter. » De fait, Bruno subira longtemps les sarcasmes de la presse, accusé par elle de jouer les imitateurs (« On n’a pas le droit de porter ce nom-là… Il ne peut pas y avoir deux Brel ! », etc.), alors que sa référence en chanson n’est pas Jacques Brel mais plutôt Brassens : « L’influence de Jacques a dû jouer, c’est sûr, mais il n’y a rien à faire contre ça, mon père aussi, quand il chante Le Temps des cerises dans son bain, a la même voix que Jacques… »
C’est lors des représentations de L’Homme de la Mancha, où il passe trois semaines à Paris auprès de lui, que Bruno est conforté dans sa décision : « Je venais justement d’encaisser le premier coup dans la gueule au niveau de la presse belge, après avoir fait le festival d’Obourg, malgré un grand succès public. Déçu par ces réactions, je suis allé trouver Jacques qui m’a dit : “Ça ne fait rien, chante-moi quelques chansons.” C’est la seule fois que j’en ai eu l’occasion. J’en ai chanté quatre et il m’a dit : “Tu es beaucoup trop engagé moralement dans ce que tu fais pour reculer maintenant.” Alors, je lui ai parlé du nom, je lui ai demandé si cela valait la peine d’en changer et il m’a répondu : “Si tu changes de nom, c’est foutu ! Ils vont te traiter d’imitateur encore plus que maintenant[169] !” »
« Il m’a conseillé de continuer, d’aller jusqu’au bout, en me disant ceci : “Tu chantes, tu écris, tu les emmerdes, tu chantes, tu écris…” Après, il a commencé à voyager et moi je suis parti deux ans au Canada, et je n’ai plus eu l’occasion de le revoir. À Montréal, j’ai fait la connaissance de son amie Clairette Oddera[171], qui m’a beaucoup parlé de lui. Jacques lui a encore écrit deux semaines avant de mourir… Elle m’a raconté plein de choses à son sujet, qui prouvent d’ailleurs, une fois de plus, le courage de ce bonhomme, sa ténacité, sa rage de vaincre. »
Un dernier rendez-vous entre l’oncle et le neveu aurait pu avoir lieu, même virtuellement, à Hiva Oa. Ce fut un rendez-vous manqué. En août 1977, les chansons de l’album terminées, le studio d’enregistrement retenu — dans la plus grande discrétion — à partir du 5 septembre, Jacques et la Doudou se préparent à rejoindre Tahiti avec le Jojo pour embarquer à destination de Roissy via Los Angeles et un stop over à la Guadeloupe, le temps de saluer la maman de Maddly et sa famille. Ils viennent de boucler leurs bagages quand Fiston Amaru, le postier, leur remet un envoi en provenance de France. L’expéditeur est un revenant dans la vie de Jacques : son « découvreur », celui qui l’avait fait débuter aux Trois Baudets et l’avait signé chez Philips : Jacques Canetti ! Que peut bien lui vouloir son ancien directeur artistique, quinze ans après leur séparation professionnelle, lorsque Brel, en 1962, décida de quitter Philips pour Barclay ?
168
Son dernier récital a eu lieu le 16 mai 1967, à Roubaix, au Casino, une salle de cinéma et de spectacles de mille huit cents places.
171
Marseillaise installée à Montréal, Clairette Oddera tenait une boîte à chansons où Brel aimait à finir ses soirées lorsqu’il chantait à la Comédie-Canadienne (chaque année de 1961 à 1965, puis en 1967). Au Québec, son dernier récital eut lieu à Chicoutimi le 9 avril 1967.