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Le déroulé des événements, ensuite. On le doit surtout aux souvenirs et aux notes de Maddly, André Philippe étant aujourd’hui décédé. Après qu’elle eut donné son accord pour l’accueillir, au cas où il confirmerait sa venue, Jacques lui écrit pour l’avertir « de l’absence de tout confort ». Ni hôtel, bien sûr, ni gîte à Atuona : il faut loger les visiteurs chez soi, sachant que c’est au moins pour sept jours, vu qu’il n’y a qu’une rotation aérienne par semaine entre Tahiti et Hiva Oa. La réponse ne tarde pas : un matin, le postier Fiston Amaru leur monte un télégramme. « L’éditeur téméraire », ainsi que Maddly le qualifie, annonce son arrivée, accompagné de son épouse : « Arriverons tel jour, à telle heure, suivi de la signature. » Jacques et la Doudou éclatent de rire. « Il sera surpris ! », s’esclaffe Jacques. « Il verra qu’aux Marquises on n’arrive pas tel jour à telle heure. On arrive quand on peut ! »

On est alors en mars 1978. Il y a presque quatre mois que le dernier album de Jacques Brel, qui a motivé la démarche de l’éditeur, est sorti. Le 8 avril prochain, Jacques aura quarante-neuf ans et, ce jour-là, il signera un bail à vie pour le terrain où il veut faire bâtir sa maison. André Philippe et sa femme sont attendus par le vol du 13 mars, lequel, rappelle Maddly, allait être reporté au lendemain et son arrivée retardée de deux heures. « Un jour de travail sur sept, c’est le programme que Jacques a prévu[178]. » Une journée, une seule, où, pour la première et unique fois de sa vie, l’auteur-compositeur déterminera les chansons qui, d’après lui, méritent le plus d’être publiées noir sur blanc, dépouillées de leur musique et de l’interprétation. « Calme et tranquille, dans son petit bureau marquisien, il va rayer certaines chansons » de la liste préétablie par l’éditeur. Le reste du temps se passera en balades sur les pistes d’Hiva Oa, en Jeep, et dans les airs à survoler l’archipel, avec le Jojo. Pas de quoi regretter le déplacement !

Selon le style des peintres, Lucien-Philippe Moretti[179] qui travaille en noir et blanc et Daniel Sciora en couleurs, dont Jacques découvre les créations en photos, il leur attribue lui-même les chansons à illustrer. Et Maddly de préciser : « Il promet de venir les soutenir à l’atelier quand nous passerons par Paris, mais la Camarde lui avait fixé un autre rendez-vous. » Jacques Brel, en effet, ne verra jamais cette splendide réalisation, qui paraîtra en 1979 ; en revanche, il aura le temps — comme un malicieux plaisir qu’il s’est offert — d’en découvrir la préface spécialement écrite par Georges Brassens.

C’est la condition sine qua non qu’il a imposée à l’éditeur à la fin de son séjour : une préface de Brassens ! Rien d’insurmontable cependant pour André Philippe, qui connaît déjà le bon Georges et sait que les deux hommes sont des amis de vingt-cinq ans, depuis leurs débuts communs en 1953 chez Canetti ; mais quand même… Car le Grand Jacques ne peut ignorer combien Brassens a « horreur » d’écrire des préfaces : « Si l’enfer existe, dira un jour celui-ci, on doit y être condamné à faire des préfaces ! » Ultime épreuve infligée à l’éditeur pour juger jusqu’au bout de l’élégance de ses intentions ? Ou petite revanche, pas bien méchante, sur celui qui un jour, aux Trois Baudets, l’avait affublé du surnom pas très charitable mais bien trop catholique d’« abbé Brel » ? Quoi qu’il en soit, voici ce qu’écrira Georges Brassens au printemps 1978, la métaphore liquide coulant de sa plume, sur son ami parti dans les îles[180] :

« C’est à Montmartre, au théâtre des Trois Baudets, sous l’aile de Jacques Canetti, avec une moustache, avec une guitare, avec un trac épouvantable, que Jacques Brel a fait ses premiers pas, comme à peu près tout le monde à cette époque.

« Comme à peu près tout le monde à cette époque, il ne nourrissait qu’une seule ambition d’auteur-compositeur et souhaitait rencontrer des interprètes susceptibles d’inscrire ses chansons à leur répertoire.

« Les chanteurs en renom se faisant tirer l’oreille — eux qui quelques années plus tard allaient se disputer ses compositions —, il décida de monter lui-même sur la scène et de se jeter à l’eau.

« Comme à peu près tout le monde à cette époque, il connut des moments difficiles et manqua souvent se noyer, car le public boudait un peu cet artiste qui devait devenir le meilleur interprète de sa génération.

« Heureusement pour lui, dans les coulisses, Jacques Canetti, son directeur, et nous autres, ses camarades, applaudissions à tout rompre, totalement convaincus qu’il était promis au plus éclatant des succès.

« Il lui fallut longtemps nager dans l’indifférence générale avant de trouver son public. Il lui fallut raser sa petite moustache et déposer cette guitare qu’il maniait pourtant avec maestria pour que tout se décidât et qu’il fût enfin reconnu comme “le Grand Jacques” dont personne ne pourrait plus se passer.

« D’à partir de Quand on n’a que l’amour, chacune de ses compositions devait connaître la ferveur populaire et, maintenant que leur interprète a cessé de paraître en scène où il se révélait extraordinaire, on s’aperçoit que ces chansons ne souffrent pas à se défendre toutes seules, qu’elles ont une valeur intrinsèque et qu’elles vont rester comme un joyau dans la chanson populaire des années 1950.

« On aura cependant à cœur de lire les chansons qui vont suivre avec l’accent de Jacques, sa façon de découper la phrase, sa respiration. Comme on relit la trilogie de Pagnol, avec les voix de Raimu, de Charpin et des autres.

« Ce Flamand — car c’en est un —, avec ses couleurs agressives, ses passions, ses outrances, son goût des mets et des bières fortes, est venu, comme il est de coutume chez les Belges, enrichir le patrimoine français. »

Ensemble, en ce mois de mars 1978, Jacques Brel et André Philippe arrêteront le choix définitif des textes : cent vingt-quatre exactement — sur plus de cent quatre-vingts chansons enregistrées — dont tous ceux composant le nouvel album. Parmi les textes récents non retenus, La Cathédrale, pourtant d’une tout autre tenue que Les F… ou Le Lion, brille par son absence. Avec cette chanson, sorte de journal de bord de son voyage au bout de la vie, d’Anvers à Hiva Oa, le Grand Jacques s’amuse « à rêver une église “débondieurisée” qu’il pourrait gréer en voilier et traîner à travers prés “jusqu’où vient fleurir la mer”[181] ». Et c’est du Brel de la plus belle eau, du Brel pur jus : « Prenez une cathédrale / Et offrez-lui quelques mâts / Un beaupré, de vastes cales / Des haubans et halebas… »

Sa cathédrale ? L’Askoy, évidemment… dont il s’était débarrassé, comme on se délivre d’objets devenus inutiles et, surtout, trop chargés de souvenirs pénibles, quinze mois plus tôt, à la fin de l’année 1976.

13

LE VOILIER DE JACQUES

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178

Maddly Bamy, op. cit.

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179

À ne pas confondre avec son homonyme Raymond Moretti, grand peintre niçois (1931–2005) et amateur de jazz et de chanson, à qui l’on doit notamment des peintures, affiches et pochettes de disques représentant Brassens, les Frères Jacques, Michel Legrand, Claude Nougaro… ou Jacques Brel croqué en « Seigneur de la Mancha » (1985).

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180

Chansons de Jacques Brel, Éditions du Grésivaudan, Seyssinet-Pariset, 1979.

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181

Marc Robine, op. cit.