Un déjeuner s’ensuit le jour même avec Hugo Van Kuyck, vieux loup de mer, et le courant passe aussitôt entre eux. « Ces deux personnages d’envergure se reconnurent l’un dans l’autre au fil de la conversation. Ils évaluèrent avec plaisir l’importance que l’un et l’autre accordaient à la réalisation de leurs rêves[192]. » Ce soir-là, Brel place une photo du bateau dans la chambre de sa fille France, alors âgée de vingt ans : « C’est lui ! », écrit-il dessus, enthousiaste. « Je t’embrasse », ajoute-t-il en signant « Ton Vieux » et en précisant que « les plans sont au salon ».
Quelques jours plus tard, France se déplace à son tour jusqu’à Anvers pour le découvrir. La coque peinte en noir, l’intérieur tout aussi sombre, aménagé en bois de teck mais rehaussé de cuivre, il comprend plusieurs cabines, une salle d’eau et un vaste carré central jouxtant la cuisine. « J’étais seule. Notre premier face à face me laisse un souvenir émouvant… J’avais bien suivi l’itinéraire conseillé par mon père pour trouver sans trop de difficultés le Yachting Club d’Anvers, où je m’étais donné rendez-vous avec l’Askoy. C’est lui qui s’imposa à moi. Il trônait derrière des hangars, démâté, en cale sèche au sommet de son échafaudage, l’étrave narguant Anvers que l’on devinait derrière les brumes de l’Escaut. Timide et subjuguée, je contournai à pas lents sa coque majestueuse. La force évidente d’un destin à partager me fit frissonner d’émotion. Et le temps s’arrêta[193]. »
Un destin à partager… seule à bord avec son père, pensait-elle alors. Du moins jusqu’aux Canaries, où il était prévu que Miche vienne les rejoindre à la Toussaint prochaine. À l’image de son copain Vic naviguant jusqu’alors seulement avec sa fille, Jacques avait en effet souhaité que France le suive dans cette aventure, quitte à lui faire abandonner ses études d’assistante sociale. Les autres femmes de sa vie, Miche, Monique et Maddly, les rejoindraient à tour de rôle dans les ports où le père et la fille feraient escale… Comme s’il lui était impossible de choisir entre elles, du moins entre les deux dernières, car Miche est désormais plus une amie fidèle qu’une amante intermittente. Dilemme d’un homme sincère et peut-être un peu lâche avec les femmes, écartelé entre plusieurs amours, qui n’a jamais su vraiment y faire avec la gent féminine mais qui se sent, écrit-il à Monique, « enfin libre d’aimer, pour la première fois ». En tout état de cause, Jacques semblait bien n’avoir d’autre intention, au moment d’acheter le voilier (pour la suite, qui vivra verra !), que d’entamer son tour du monde en la seule compagnie de France, outre quelques équipiers pour les aider à la manœuvre.
C’est donc avec la surprise qu’on imagine, cinq mois plus tard, qu’à l’heure d’appareiller avec deux matelots — un Hollandais, Lucien, et un Suisse, Conan[194] — France découvrait Maddly à bord de l’Askoy. Pour celle-ci, cependant, tout était clair et planifié de longue date avec Jacques : « Il parlait de voyage, il parlait de partir. Pour s’y préparer, il avait fait la traversée de l’Atlantique sur un bateau-école. Maintenant, il se cherchait un bateau. Cela se précisait. Alors, un jour, il mit longtemps, longtemps pour me dire : “Viens un peu par là. Assieds-toi. Je vais partir par là”, dit-il, me montrant l’emplacement de la Méditerranée sur la carte du monde qu’il avait dessinée sur l’envers du papier argent de son paquet de cigarettes. “Puis Gibraltar, les Canaries, l’Amérique du Sud, le cap Horn, l’île de Pâques, le Pacifique, Tahiti, les Fidji, les Seychelles, la mer Rouge, le canal de Suez et de nouveau la Méditerranée.” Il marqua un temps. “Est-ce que tu veux le faire avec moi ?” » Et, devant l’enthousiasme de Maddly : « Alors voilà, ça va durer cinq ans, cette affaire-là. J’ai fait mes calculs, après je n’aurai plus un sou. Ça ne te fait pas peur ? » Maddly : « Non, on trouvera toujours un bol de soupe. » Et Jacques, qu’on imagine excité comme un enfant rêveur : « On aura repéré un coin et, si tu veux bien encore de moi, on ira y vivre. Je chanterai avec ma guitare et toi tu danseras et on fera la manche. Tu veux bien[195] ? »
La version d’Alice Pasquier, la veuve de Jojo (aujourd’hui disparue, elle aussi), diffère du tout au tout. C’est à Marc Robine, et à lui seul[196], qu’elle accepta de livrer ce témoignage : « Maddly est arrivée un jour, avec tous ses bagages, et elle a dit [à Jacques] : “Voilà, je pars avec toi.” Elle m’en avait déjà parlé. Elle m’avait dit qu’elle partait avec lui pour cinq ans, et qu’elle avait déjà loué son appartement. Elle s’est installée carrément, et Jacques n’a rien pu dire. Il ne voulait pas partir avec elle, mais il ne savait pas discuter avec les femmes. France aussi a été mise devant le fait accompli, et elle était très étonnée. D’autant que Maddly disait : “Mme Brel peut venir si elle veut, mais moi je reste là.” En fait, Jacques était très embêté. D’autant qu’il avait proposé à Monique de partir avec lui. Ils s’adoraient, tous les deux ; et puis le beau rêve s’est écroulé lorsque Maddly est partie avec Jacques. Je me souviens encore du jour où Monique est arrivée à la maison, en pleine dépression […], au point que je l’ai gardée un an à la maison, le temps qu’elle se remette un peu. »
C’est justement chez les Pasquier à Paris, au chevet de son ami, que se rend Jacques Brel, une dizaine de jours avant de lever l’ancre, le 24 juillet 1974, au port d’Anvers. Georges Pasquier — qui était encore venu découvrir l’Askoy, au printemps, flottant sur l’Escaut (« Il nous avait fait rire aux larmes », confiera Maddly) — souffre en effet d’un cancer des glandes depuis l’automne 1969, quelques mois seulement après L’Homme de la Mancha ; comme si le consciencieux Jojo, toujours auprès de Jacques en coulisses jusqu’à ces ultimes représentations, avait attendu qu’il n’ait plus besoin de lui au plan professionnel. « C’est arrivé tout d’un coup, expliquera Alice Pasquier. Tout le monde a été surpris, tant mon mari était solide. Il n’avait jamais eu un rhume et il fumait moins que Jacques. » Ce jour-là, pourtant, Brel est quelque peu rassuré par l’état de santé de son ami : « Jojo me semble aller nettement mieux, écrit-il à Monique. Vu le toubib, assez optimiste. J’avoue que je respire… »
Il est loin de se douter de la suite : la mort soudaine de Jojo, le 1er septembre, un mois et demi seulement après cette dernière rencontre. Jacques apprend la nouvelle avec stupeur le lendemain, par un coup de fil passé à Alice depuis le port d’Horta sur l’île Faial, aux Açores, où l’Askoy a mouillé le matin même. Aussi meurtri qu’incrédule, il prend aussitôt une navette pour la péninsule Ibérique et Lisbonne, d’où il rejoint Paris où Jojo vient de mourir. Le 7 septembre, il assiste aux funérailles à Saint-Cast-le-Guildo, dans les Côtes-du-Nord, en compagnie de Charley Marouani. Là, Jacques qui, depuis quelque temps, est en proie à des maux de tête persistants et se sent toujours fatigué, lâche à Laetitia, la sœur d’Alice : « Le prochain, ce sera moi ! » Puis, avant de regagner Faial, où patientent France et Maddly, il rejoint Monique à Menton, le 9 septembre, le jour même où, en Belgique, se marie sa fille Chantal…
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Fort maladroits, ils resteront à bord moins de trois mois, le temps de traverser la Manche et de longer les côtes anglaises jusqu’à l’archipel des Scilly, à l’extrémité sud-ouest de la Cornouaille, où l’