Выбрать главу

Au printemps 1974, les Wittevrongel, père et fils, sympathisent avec Brel et le revoient régulièrement : « Il s’asseyait sur le plancher pour bavarder avec mon père, se souvient Piet, pendant que celui-ci travaillait à ses voiles… Après plusieurs visites, mon père s’est cru permis de lui donner un avis : “L’Askoy est un beau bateau, mais il n’est pas pour toi. Beaucoup trop grand ! Beaucoup trop lourd ! Ou alors il faudrait que tu fasses des transformations.” Il n’a rien voulu entendre et il est parti ainsi. » En arrivant à Hiva Oa, fin 1975, sans doute fier en son for intérieur d’avoir accompli l’impossible, Jacques Brel s’empressa d’envoyer une carte postale à la famille Wittevrongel, ainsi libellée : « Vous voyez, j’avance ! » Le point d’exclamation est éloquent… Et il annonçait qu’il passerait les voir en janvier ou février 1976, ayant prévu de revenir à Bruxelles pour une deuxième visite de contrôle (la première ayant eu lieu en mai précédent, après sa rencontre avec les Perret aux Grenadines).

Quatorze ans durant, l’Askoy demeura échoué, pourrissant, sur cette plage de Nouvelle-Zélande, jusqu’à ce que Piet et Staf, en mémoire du Grand Jacques, décident d’entamer une incroyable opération de sauvetage. « Nous sommes allés inspecter l’épave, expliquera Piet[214]. Il était clair que le bateau, dans son état, ne pouvait plus flotter : l’ancien propriétaire avait tenté de récupérer l’hélice et il avait percé un trou à l’arrière. » Créant une association (baptisée, par souci d’efficacité, d’un nom anglais : Brel aurait-il apprécié ?), Save Askoy II, les frères partent en quête de financements et c’est ainsi que, le 22 janvier 2008, l’épave est sauvée des eaux ! Ou, plutôt, extraite du sable où elle s’est enlisée. Le beau voilier de Jacques est méconnaissable : aucune partie en bois ne subsiste, il n’en reste plus qu’une coque rouillée. Mais ce n’est que le début d’une renaissance aussi fantastique qu’improbable : le 16 mai 2008, transporté sur un autre navire, l’Askoy retrouve le port d’Anvers d’où il était parti, barré par Brel, trente-quatre ans auparavant… Et, le dimanche 29 mai — séquence émotion —, Maddly y revient également… en compagnie de Kathy Cleveland[215], invitées toutes deux par Piet et Staf ! « Aux Marquises, nous avons dû nous en séparer, rappelait alors Maddly, mais il est toujours resté dans mon cœur. »

Le « Maritime Site d’Ostende » accueille ensuite l’épave, où sa restauration commence « dans le cadre d’une insertion sociale par des jeunes qui en profiteront pour apprendre leur métier », ainsi qu’avec des chômeurs de longue durée. Le but, précisait Piet Wittevrongel à la presse belge, « est de refaire l’extérieur du bateau et la cabine principale exactement comme ils étaient du temps de Brel. Nous disposons de tous les plans qui se trouvent au musée maritime d’Anvers. Mais, pour le reste, nous voulons y placer plus de cabines, pour permettre à plus de gens de voyager avec le bateau. L’idée est de respecter le souhait de Brel et de permettre, grâce à l’Askoy restauré, à des gens simples, des jeunes en difficulté, des adolescents moins valides, de naviguer et de réaliser un rêve ». Rêver un impossible rêve : nul doute, là, que le Grand Jacques eût applaudi sans réserve.

Déjà, les amateurs de marine à voile et/ou admirateurs d’un homme que les feux de la rampe n’ont jamais aveuglé, parce qu’il « voyait » plus loin que l’horizon, pouvaient patienter en admirant une belle et grande maquette du voilier de Jacques Brel au Royal Yacht Club d’Anvers… Et puis, en avril 2010, l’Askoy était transporté à Rupelmonde, sur la rive gauche de l’Escaut, pour une restauration en profondeur. Mais, contrairement aux espoirs des sauveteurs (« Maintenant que l’épave est en Belgique, nous pouvons entreprendre des démarches afin de la faire reconnaître comme “héritage flottant”, ce qui nous permettrait d’obtenir quelques subsides »), la Région flamande allait refuser de considérer ce bateau, pourtant immatriculé à Anvers, comme appartenant à son patrimoine flottant. Curieusement — le destin a de ces clins d’œil, parfois ! — , le ministre flamand à l’origine de cette décision se nommait Geert… Bourgeois. De quoi donner à un grand quotidien belge l’occasion de s’offrir un bon mot en titrant à la une : « Brel n’aimait pas les bourgeois… et vice versa. »

Conclusion : le coût des travaux, évalué à 800 000 euros, restait entièrement à la charge de l’association, laquelle pouvait heureusement compter sur la solidarité du monde de la voile, notamment de Bretagne, sur le concours d’anonymes séduits par le projet ainsi que sur des recettes propres grâce à l’organisation de soirées autour de l’histoire de l’Askoy et de concerts de soutien, par exemple. Il n’y avait plus qu’à le « sauver » pour de bon, comme on l’avait fait entre-temps avec le Jojo… Pas fous pour un sou, Piet et Staf ne manquèrent pas de le rappeler, à juste titre et non sans humour, sur le site de l’association[216] : « À titre d’anecdote révélatrice et encourageante, nous mentionnerons l’intervention bénévole de la firme française de construction aéronautique Dassault, qui a financé la restauration complète de l’avion (Jojo) de Jacques Brel, un Beechcraft, aujourd’hui abrité par le musée Jacques-Brel aux Marquises. Si une entreprise française sauve l’avion américain d’un chanteur belge, qu’attendent donc les entreprises belges pour se manifester ? »

L’utopie n’étant rien d’autre que ce qu’il nous reste à réaliser[217], quatre ans et demi après son rapatriement en fort piteux état sur le territoire belge, la restauration proprement dite de l’Askoy — effectuée à leurs heures perdues par les ouvriers de Nieuwe Scheldewerven, une société de construction navale de Rupelmonde — était achevée… Et le voilier de Jacques, annonçaient Piet et Staf à l’automne 2012, serait bientôt remis à l’eau ! Le temps, simplement, de fabriquer et de poser les voiles… Pour l’automne 2013 ou le printemps 2014, au plus tard. Dix ans après « Le droit de rêver », l’exposition organisée en 2003 à Bruxelles par la Fondation internationale Jacques-Brel[218]. C’est là, en effet, que les frères Wittevrongel apprirent par France Brel que l’épave de l’Askoy gisait sur une plage de Nouvelle-Zélande… Tout se tient, tout s’enchaîne… Et voilà le voilier de Jacques (qui a retrouvé son chiffre II, comme pour conjurer le mauvais sort qui semblait l’accompagner) prêt à reprendre la haute mer. L’histoire d’un impossible rêve !

вернуться

214

La Dernière Heure, Bruxelles, mai 2008.

вернуться

215

Le 17 février 2013, Katherine Cleveland est décédée d’un cancer dans sa maison de l’île Oahu (Hawaï) ; elle avait soixante-cinq ans.

вернуться

216

http ://www.askoyii.be/

вернуться

217

« Plus d’une vérité est restée longtemps ou totalement sans effet, simplement parce que personne n’a envisagé qu’elle pût devenir réalité », déclara Albert Schweitzer lors de son discours de réception du prix Nobel de la paix, le 4 novembre 1954, à Oslo.

вернуться

218

Créée en 1981 par France Brel sous forme d’association (ASBL), la Fondation Brel a cédé la place en 2006 aux Éditions Jacques-Brel, dont le siège à Bruxelles abrite aussi, depuis 2011, la nouvelle Fondation Jacques-Brel, désormais d’utilité publique (voir « Annexes »).