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De là à imaginer qu’un jour, filant toutes voiles dehors, l’Askoy mette à nouveau le cap sur les Marquises, il n’y a qu’un pas, ce n’est qu’une affaire de vents porteurs : « Hissez le petit pavois / Et faites chanter les voiles / Mais ne vous réveillez pas / Ne vous réveillez pas… » Maddly n’a pas oublié ce jour de juillet 1974, où ils levèrent l’ancre au port d’Anvers : « Jacques avait le trac, comme avant d’entrer en scène. Moi, j’étais plus confiante… » J’en connais maintenant, là-bas, des amis du Grand Jacques, à qui cela ferait tout drôle de revoir ce long voilier noir, battant pavillon belge, entrer à nouveau en baie de Tahauku… Émotion garantie. Même avec un autre équipage, même avec de nouvelles voiles.

Des voiliers vogueront Sur les vagues du Pacifique Des voix, bientôt, rechanteront Le ciel de la Belgique… Ce seront d’autres voix Et d’autres voiles blanches La vie ne se joue qu’une fois Les jeux sont faits Pas de revanche Seuls, des regrets…
Il ne faut pas aimer « bien » ou « un peu » Et, à tout prendre, Mieux vaut ne pas aimer du tout… Il faut aimer de tout son cœur Et, sans attendre, Dire « Je t’aime » à ceux qu’on aime Avant qu’ils ne soient loin de nous[219].

14

LE JEU DE LA CHANCE ET DU HASARD

Dans le faré de Punaauia, comme une loge donnant sur la scène silencieuse et apaisante du lagon, avec Moorea pour décor de fond, Jacques Brel et Paul-Robert Thomas conversaient de tout. De l’enfance et des adultes, de l’amour et de la mort, de l’Europe et des Marquises, de l’air du temps et du manque d’imprudence… De peinture et de littérature aussi, et puis de chanson, malgré la page tournée et l’indifférence affichée, de façon trop ostensible, d’ailleurs, pour être vraiment sincère.

On aurait cru le Grand Jacques imperméable à la nostalgie. Pourtant, c’était lui, souvent, qui lançait le sujet, se confiant comme jamais, avec une modestie non feinte. Sur l’origine de sa vocation, par exemple, dont il attribuait la responsabilité à Charles Trenet : « C’est lui qui m’a… entraîné dans la chanson. » Aux débuts du Fou chantant, rappelait-il à un PRT d’autant plus attentif qu’adolescent il s’était lui-même rêvé en chanteur, « il n’y avait que des chansons mièvres ou des chansonniers. Trenet est l’inventeur de la chanson moderne. Je n’ai été que son élève, sans avoir eu son talent. » Sur ses influences, il citait d’abord et avant tout Édith Piaf et sa voix déchirante : « J’ai beaucoup appris d’elle… Piaf, on ne doit pas l’écouter chanter, on doit la voir chanter. Ses gestes étaient bien plus denses que ses mots… C’est comme un Italien, on ne l’écoute pas : on le regarde parler ! » Le geste, ajoutait-il, est pour un chanteur « le complice naturel des mots : si le mot est ganté, il ne l’est jamais plus avec le geste. Comme le dit Léo Ferré, le mot n’est rien sans la voix qui le porte ».

Ferré, bien sûr. Et Brassens ! « Une fois, nous nous sommes trouvés tous les trois[220]. J’étais très impressionné… J’ai tiré sur ma clope comme jamais ! » Sur la chanson elle-même et les contraintes imposées par les médias et l’industrie du disque, il se montrait insatisfait ; un soir, pour illustrer sa démonstration, il a commencé par dire quelques extraits de son poème symphonique Jean de Bruges : « Tu vois, c’est réellement con, les règles du show-biz. Une chanson ne doit durer que trois minutes ! Pourquoi pas une demi-heure ? J’ai toujours rêvé de créer une grande fresque musicale. Finalement, Don Quichotte est un prolongement de Jean de Bruges  : c’est dans le même esprit que j’ai adapté L’Homme de la Mancha. Seul Ferré, par son anarchie déclarée, a imposé des textes longs. Il les chante sur scène. Et le public en redemande. »

Sur sa carrière de chanteur (« Cela m’a fasciné au début. Trois cents galas par an. Une frénésie ! Je suis enthousiaste et naïf — il faut une bonne dose de naïveté pour être enthousiaste, non ? »), il portait désormais un regard sans concessions : « J’ai l’impression de n’avoir été qu’un saltimbanque. Je faisais des acrobaties, jonglant avec les mots et les notes… » Sur le motif de ses adieux à la scène : « Disons que lorsque je me suis rendu compte que je devenais un marchand de confitures étiqueté “Jacques Brel”, j’ai décidé d’arrêter. Et j’ai arrêté. Personne n’a compris. Moi-même au fond, je ne sais pas vraiment… Sinon une chose : j’avais envie de faire autre chose. Les chansons sont des étendards et il faut avoir assez de souffle pour les porter. Alors je suis parti[221]. »

On a eu l’occasion d’évoquer ici d’étranges coïncidences survenues dans la vie et autour de Jacques Brel. « À se demander, écrira Charley Marouani au moment de jeter lui-même un regard en arrière, si les seules choses fiables en ce monde ne sont pas les coïncidences[222] ! » Et d’en citer une, particulièrement éloquente : « Je me souviens que Jacques avait acheté un appartement rue de la Tombe-Issoire. Il s’y était installé et, un matin, il était tombé nez à nez avec… Brassens, qui vivait dans le même immeuble ! » À Tahiti, en novembre 1976, il s’en produira une autre sous forme de retrouvailles pour le moins improbables, quand on sait que les trois protagonistes — qui, certes, n’avaient fait que se croiser une fois à Paris, mais dans des circonstances tout sauf banales — ne s’étaient pas revus, ensemble, depuis douze ans.

Le début de l’histoire remonte en effet à novembre 1964, juste après la création d’Amsterdam à l’Olympia. Rappelez-vous : c’est à l’occasion d’une émission télévisée hebdomadaire de Guy Lux, « Le Jeu de la chance », que Paul-Robert Thomas avait fait la connaissance de Jacques Brel. Comme son titre l’indiquait, la première partie — avant le minirécital de la vedette — mettait en lice six aspirants chanteurs, sélectionnés la veille, auxquels il était demandé d’interpréter chacun un titre de ladite vedette. Belle occasion de se faire connaître du grand public. Et Paul-Robert, qui hésitait alors entre poursuivre ses études de médecine et se lancer dans la chanson après avoir éprouvé « le choc Brel[223] » deux ans plus tôt, à dix-sept ans, s’y était présenté, avait été retenu parmi deux cent trente candidats… et avait remporté le concours en chantant Les Bonbons !

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219

Jean-Roger Caussimon, op. cit.

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220

Cette rencontre, montée le 6 janvier 1969 par un jeune journaliste indépendant, François-René Cristiani (dans le petit trois pièces de ses beaux parents, rue Saint-Placide à Paris), en collaboration avec Jean-Pierre Leloir, donna lieu à une publication partielle dans le numéro de février du mensuel Rock & Folk et à la diffusion d’extraits sur RTL. Il fallut ensuite attendre l’été 1997 et le n° 20 de la revue Chorus (Les Cahiers de la chanson) pour la découvrir enfin dans son intégralité, puis l’automne 2003 pour la voir publiée en beau-livre : Brel, Brassens, Ferré : Trois hommes dans un salon (coédition Chorus/Fayard).

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221

Paul-Robert Thomas, op. cit.

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222

Charley Marouani, op. cit.

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223

« Je ne pensais pas qu’une chanson pouvait être à ce point bouleversante, et qu’un chanteur pouvait transmettre autant de vie et d’émotion… » (PRT, op. cit.)