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Un autre candidat, auteur-compositeur-interprète en herbe, avait choisi, lui, de s’attaquer à Quand on n’a que l’amour. À l’issue des auditions du samedi matin aux studios Barclay (à l’endroit même où enregistrait Jacques Brel !), il figurait pourtant au nombre des éliminés après avoir présenté Jef en s’accompagnant à la guitare. Seule une suite de circonstances — l’intervention auprès de Guy Lux d’un ami se faisant passer pour lui au téléphone et, « chance ! », le fait qu’une des jeunes candidates ait besoin d’un guitariste pour chanter Le Plat Pays — lui avait permis d’être repêché in extremis le dimanche matin : « Bon pour le concours » de l’après-midi ! Abandonnant Jef, déjà prévu par Brel dans son tour de chant, il s’était donc décidé, non sans un certain culot, pour le premier grand succès du chanteur d’outre-Quiévrain, Quand on n’a que l’amour.

« Je répète, je passe… Je finis logiquement bon dernier », se souviendra l’intéressé près d’un demi-siècle plus tard[224]. Pas évident d’apparaître le moins brillant des six devant son idole absolue ; mais au moins sa prestation allait-elle entraîner une suite positive. « Deux jeunes filles, parmi les concurrentes, me disent : “C’est sympa ce que tu fais, tu devrais venir chez la vieille”… » La « vieille », c’est Mireille. Célèbre chanteuse d’avant-guerre, ses chansons écrites avec Jean Nohain, lui à la plume, elle au piano, avaient ouvert la chanson française au rythme et au swing, annonçant l’avènement de Charles Trenet. Et c’est ainsi que le rescapé du « Jeu de la chance » rejoignit bientôt le « Petit Conservatoire » de Mireille ; dont certains « pensionnaires », plus ou moins assidus, deviendraient célèbres : Ricet Barrier, Hervé Cristiani, Alice Dona, Yves Duteil, Françoise Hardy, Colette Magny, Alain Souchon…

Notre candidat malheureux, lui, dut attendre quelques années encore, après avoir écumé les cabarets, pour découvrir sa vocation véritable : non pas celle d’interprète mais d’auteur de chansons. Dès lors, dans la filiation d’un Pierre Delanoë, il prêtera sa plume à de nombreux chanteurs, dont Joe Dassin, le tout premier, Michel Sardou, Serge Reggiani, Mélina Mercouri, Nana Mouskouri, Michel Fugain, Johnny Hallyday, Isabelle Aubret, Gilbert Bécaud, etc. Puis, inlassable défenseur du droit d’auteur, il accédera un jour à la présidence de la Sacem, la société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique.

En 1976, au moment des retrouvailles conjointes de Paul-Robert Thomas, Jacques Brel et Claude Lemesle — car c’est évidemment de lui qu’il s’agit —, ce dernier avait déjà écrit ou coécrit avec Delanoë plusieurs tubes pour Dassin, qui était alors une immense vedette populaire (L’Équipe à Jojo, Et si tu n’existais pas, L’Été indien…). Jacques séjournait avec Maddly depuis de longues semaines chez « le toubib ». Ils avaient quitté Hiva Oa, le temps pour le pilote Brel de repasser sa licence et, si possible, de trouver à Tahiti un bimoteur d’occasion. Chaque jour aussi, l’auteur-compositeur travaillait un peu aux nouvelles chansons de l’album qu’il s’était décidé à enregistrer, piano droit et guitare sèche à portée de main, chez l’ancien lauréat du « Jeu de la chance » (qui, comme on cultive un jardin secret, continuait lui-même à écrire des textes de chansons). Ainsi notait-il quelques phrases sur une feuille volante qu’il allait poser ensuite sur le piano où il laissait courir ses doigts. « Des brouillons d’idées de cette nature », se souviendra PRT[225], il en rédigeait « à longueur de journée », portant toujours un crayon sous son bracelet-montre « comme les pilotes d’avion qui volent à l’estime sans radioguidage ». Pour le papier, il conservait toujours près de lui un cahier d’écolier dans lequel il transcrivait ses notes. Thomas : « Il fredonne souvent en écrivant. On ne comprend pas ce qu’il dit, car il murmure en musique. Ce sont des esquisses, des fragments de chansons. » En cours d’écriture et de composition, ce trimestre-là : Jojo, La ville s’endormait, Orly et probablement Sans exigences.

Charley Marouani et Henri Salvador, venus partager quelques jours de bonheur avec Jacques, s’apprêtaient à regagner Paris quand, avec Maddly et PRT, ils furent invités à dîner par un grand ponte local du nom d’Émile Vongue, importateur et concessionnaire à Tahiti de véhicules automobiles. Parmi la vingtaine de personnes présentes, le gouverneur de la Polynésie française, Charles Schmitt[226], et un couple bien connu de la place, Henri et Tina Bontant, qui organisait des galas de variétés. Deux ans plus tôt, ils avaient fait venir Joe Dassin… Et Claude Lemesle, voyant là l’occasion de découvrir Tahiti, s’était joint à « l’équipe à Jojo » à titre purement amical. Or, ce même soir, Lemesle — qui, « fatigué du stress parisien », avait remis le cap sur le Pacifique — figurait justement au nombre des invités.

Pas grand-chose à dire de ce « somptueux repas » (tout le monde, nota Thomas, resta « sur sa faim », Brel se contentant « de civilités et de paroles anodines »), si ce n’est qu’au retour à Punaauia ce dîner et ses convives, Lemesle en particulier, furent l’objet principal de l’habituelle conversation nocturne entre le chanteur et le médecin. « J’explique à Jacques que l’amitié qui nous lie, Claude et moi, s’est tissée depuis des années autour de notre passion commune pour la poésie et la chanson en général. Je précise que j’aime beaucoup ce qu’écrit Claude et que j’admire son talent d’auteur de chansons[227]. » Et Paul-Robert de parler de ces soirées entre amis « où Claude fait des medleys de ses tubes, et surtout où il nous réserve ses chansons inconnues, plus personnelles ». La réaction de Brel ne se fit pas attendre : « Je sais que Lemesle est un type bien. Dis-lui donc de venir dîner un de ces soirs. »

Objectif atteint ! Les trois anciens du « Jeu de la chance » vont enfin se retrouver, rien qu’entre eux. Douze ans après et quelque quinze mille kilomètres plus loin. Et PRT de sourire intérieurement à l’idée d’annoncer à Lemesle qu’il était invité par Jacques Brel, ajoutant que ce dernier attendait de lui qu’il chante ! Commentaire de l’intéressé : « Alors là, panique : le trac de ma vie. Pensez : “M. Picasso voudrait bien voir vos toiles[228] !” »

En fait, c’était la troisième fois que Brel et Lemesle allaient se rencontrer à Tahiti. La première remontait au début de la même année, lors d’un dîner chez les Bontant. À table également, avec son épouse, Michel Anglade, le directeur de La Dépêche de Tahiti, le quotidien dont mon ami Louis Bresson ne tarderait pas à prendre la rédaction en chef… « Le contact est aussitôt chaleureux, simple. » Aujourd’hui encore, Lemesle se souvient de la date précise : le mercredi 21 janvier 1976. « Ça, c’est un truc incroyable : un ami virtuel t’a tenu la main pendant toute ton adolescence, tu as été à l’affût de ses moindres paroles, de tous ses faits et gestes, il t’a enflammé, transporté, transcendé, il a été ton modèle, ton maître, l’absent tellement plus proche que toutes les présences, et il débarque un soir dans ta vie. Il est là, le miracle est là, et c’est normal[229] ! » On le sait, une grande passion vécue à l’adolescence reste indélébile. « Un de ces coups de foudre qui bouleversent une vie et la transforment à jamais. Je suis allé le voir pour la première fois à l’Olympia en octobre 1961, et je ne peux pas dire que ça m’a guéri ! […] J’en ai pris plein la gueule et la maladie, de grave, est devenue incurable[230]. »

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224

Claude Lemesle, Plume de stars, 3 000 chansons et quelques autres, L’Archipel, 2009.

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225

Paul-Robert Thomas, op. cit.

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226

Charles Schmitt sera le dernier gouverneur de la Polynésie française (du 4 décembre 1975 au 13 juillet 1977) et le premier haut-commissaire de la République en Polynésie française, mais seulement pendant trois mois et demi (du 13 juillet 1977 au 31 octobre 1977), du fait de son décès accidentel par noyade.

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227

Paul-Robert Thomas, op. cit.

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228

Claude Lemesle, op. cit.