Entre-temps, l’imprésario des stars et l’immortel interprète de Syracuse sont repartis. Mais le dernier matin, le compositeur et instrumentiste émérite qu’est Henri Salvador a voulu laisser un souvenir personnel de son passage : vers 6 heures, alors que Brel et la Doudou dormaient encore, il a demandé à Paul-Robert de brancher son magnétophone : « Je vais enregistrer des musiques que j’ai composées ici. » Essais de micro, l’artiste fredonne la ligne mélodique en s’accompagnant à la guitare, puis prend place au piano… « Ce n’est qu’une maquette, mais c’est suffisant », murmure-t-il à son hôte en lui remettant la cassette. « Tu diras à Jacques que je lui offre ces musiques. Je les ai composées à son intention. Ce sera une surprise. S’il veut les utiliser pour en faire des chansons, libre à lui ! »
Aujourd’hui, tout en confirmant cette anecdote, Charley Marouani se demande où ont bien pu passer ces musiques, ce qu’elles ont bien pu devenir… Et il ajoute que, pendant ce séjour, ses deux amis ont d’ailleurs pris plaisir à faire régulièrement de la musique ensemble : « Le soir venu, Henri prenait la guitare et Jacques se mettait au piano… C’est ainsi qu’il nous a fait découvrir les esquisses de quelques chansons du futur album, pour lequel j’insistais beaucoup car je pensais que c’était vital pour lui de se remettre à écrire. Et puis, fourbus par la journée passée à voler jusqu’à Rangiroa ou à pêcher dans le lagon, nous allions dormir, Henri et moi, en laissant Jacques et le Dr Thomas à leurs conversations nocturnes, qui pouvaient durer jusqu’à trois ou quatre heures du matin[231]. »
Quelques journées passent et arrive celle du fameux dîner de retrouvailles. Comme prévu, avec Maddly, ils sont seulement quatre à table. « Le grand Belge » est en verve. Lemesle : « Il fait toute la conversation, disserte brillamment sur l’âme polynésienne qu’il apprend à connaître aux Marquises et qui semble le passionner. Il parle de son avion, Jojo, tout heureux d’avoir à nouveau l’autorisation de voler. De temps en temps, Paul-Robert vient me glisser en catimini : “N’oublie pas de prendre la guitare tout à l’heure”… »
À la fin du dîner, Maddly va se coucher dans le petit bungalow qu’elle et son compagnon occupent la nuit, et les trois survivants du « Jeu de la chance », aux destins si différents, s’installent dans des fauteuils « style Emmanuelle ». Évidemment, on parle chanson. Même si Brel prévenait d’entrée ses nouveaux interlocuteurs que son ancien métier ne l’intéressait plus… Il avait déjà fait le coup chez les Bontant, avant de demander à Lemesle s’il s’était produit du nouveau dans le domaine de la comédie musicale à Paris — sous-entendu « depuis L’Homme de la Mancha ». Puis ce qu’il pensait de Nicolas Peyrac, qui le citait dans Et mon père[232], l’un des succès radio de l’année, et n’allait d’ailleurs pas tarder à récidiver avec un titre spécifique, Les Vocalises de Brel[233] : « Sur Amsterdam traînent encore les vocalises de Brel / Comme des restes de remords entre terre et ciel / Et les nuages volent bas, encore plus bas qu’en ce temps-là / Comme s’ils pleuraient pour ces gens-là. » Enfin, apprenant qu’il était ami avec Serge Lama, il lui avait confié ce message : « Dis-lui qu’il arrête de tousser, parce que je vais mieux ! »
Cette nuit de novembre, dans la douceur polynésienne, le léger clapotis de la houle pour seul bruit de fond, la discussion démarre sur Jean Ferrat. Sans raison particulière, sinon pour évoquer l’actualité plus ou moins récente (à Tahiti comme aux Marquises, le temps s’immobilise…) des grands de la chanson française, que Brel connaît bien. Ferrat aussi a fait ses adieux à la scène, en 1972, onze ans seulement après son premier album, cinq ans après Brel, peut-être inspiré par son exemple ; ce qui ne l’empêche pas de continuer à écrire, composer et enregistrer. Claude Lemesle : « Il vient de sortir[234] une chanson qui s’appelle La femme est l’avenir de l’homme, d’après une phrase d’Aragon. » Jacques Brel : « Il a fait ça, le con ! » Commentaire de Lemesle : « C’est péremptoire, injuste, mais il a l’air sincère. »
Sans doute, mais que voulait dire exactement le Grand Jacques ? Simple différence d’appréciation sur le rôle de la femme ? Féminisme affiché chez l’un et misogynie patente chez l’autre ? Pas aussi simple… Outre que cette prétendue misogynie lui permettait d’échapper à une explication de texte approfondie, si Brel a souvent parlé des femmes en termes tranchants et trop généraux — genre « Les femmes sont toujours en dessous de l’amour dont on rêve » —, c’était surtout, comme le soutient Maddly, « parce qu’il aimait trop les femmes pour supporter qu’elles se “vendent”, qu’elles descendent du piédestal sur lequel il les plaçait ». Séquelles logiques d’un romantisme absolu remontant à l’enfance ; couplé peut-être à une certaine peur du sexe opposé due à l’absence de toute fréquentation féminine de son âge, époque et milieu catholico-bourgeois aidant, jusqu’à la fin de l’adolescence.
C’est encore Maddly Bamy qui touchera le plus près à la vérité, lorsqu’on lui rappellera ces propos de celui qu’elle a connu mieux que quiconque, du moins dans des circonstances exceptionnelles, que personne d’autre qu’elle n’a partagées ; à ces affirmations du Grand Jacques (« Je n’ai jamais très bien compris les femmes ; là, j’ai bien conscience d’être passé à côté de quelque chose d’important par paresse ou par pudeur », etc.), elle répondra simplement, avec un sourire entendu, que c’était « avant ». Avant de la connaître, elle. Avant qu’ils ne partent, ensemble, au bout du monde.
« Si tous les hommes de la terre se tenaient le cœur, ils ne t’aimeraient pas plus que moi. » Ces mots d’amour d’un homme en fin de vie étaient-ils ceux d’un individu haïssant les femmes ? « Je sais bien que je ne chanterai plus jamais, que je n’écrirai plus jamais, que je ne ferai plus jamais la cuisine. Je sais bien que je ne volerai plus. Je sais bien tout ça. Mais je suis heureux parce que tu es là. C’est peut-être idiot de dire cela ici[235], mais je suis heureux et c’est à cause de toi[236]. » Et que penser, alors, de ces paroles de la femme qui lui a tenu la main jusqu’à la fin ? « Il aimait qu’on ait besoin de lui, pour servir un peu à quelque chose. Je l’ai reconnu tout de suite, cet homme qui me tendait la main, me déposait son cœur[237]… »
Mais revenons-en au poète qui aurait « toujours raison », parce qu’il « voit plus haut que l’horizon » :
Claude Lemesle : « Quelques mois plus tard, lorsque j’écouterai son nouveau disque, je découvrirai qu’il a ajouté un pont à La ville s’endormait, qu’il était en train d’écrire au moment où nous avons eu ce dialogue : “Mais les femmes toujours / Ne ressemblent qu’aux femmes / Et d’entre elles les connes / Ne ressemblent qu’aux connes / Et je ne suis pas bien sûr / Comme chante un certain / Qu’elles soient l’avenir de l’homme…” Alors, je me dirai : “Tu aurais mieux fait de fermer ta gueule[239] !” » Sans doute, car dans le brouillon de cette chanson — brouillon enregistré que nous retrouverons, miraculeusement préservé, lors de notre séjour polynésien —, le pont en question, Claude Lemesle parle vrai, est encore absent.
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Une chanson de son deuxième album (1976), où il évoquait aussi Gréco et d’autres artistes appréciés de Brel : « Quand vous chantiez en ce temps-là / L’argent ne faisait pas la loi / Les hit-parades n’existaient pas / Du moins, ils n’étaient pas de poids / Et Trenet avait mis des années / Brassens commençait à emballer / Et Bécaud astiquait son clavier / Monsieur Brel ne parlait pas encore des folles… »