À la sortie du disque, cela donna en tout cas du grain à moudre aux médias, qui ne manquèrent pas d’utiliser ce passage pour stigmatiser à nouveau « la misogynie de Jacques Brel ». Comme si la « connerie » évoquée dans ces vers ne pouvait concerner que le genre masculin et non le genre humain dans son ensemble. Comme si Brel — c’était lui faire injure — ne maîtrisait pas assez la langue française pour déceler la différence entre une affirmation sans appel et une expression d’ordre dubitatif : « Je ne suis pas bien sûr… »
Qui sait, du reste, s’il ne voulait pas simplement signifier par cette objection à une belle formule poétique (qui elle-même n’avait peut-être d’autre dessein qu’un effet esthétique immédiat) son désaccord avec l’idée que l’avenir de l’humanité dût forcément découler d’une seule moitié de celle-ci ? Comme j’aurais voulu pouvoir en discuter avec l’intéressé ! Éventualité tout sauf illusoire, car « s’il était un homme qui aimait les contacts, c’était bien Jacques Brel. En aucune circonstance, rapportera Maddly, je ne l’ai vu éviter l’homme qui souhaitait s’adresser à lui… quand ce n’était pas lui-même qui prenait les devants. Le fait d’être Jacques Brel, le grand Jacques Brel, ne lui était pas monté à la tête et il n’attendait pas que l’on se prosterne sur son passage. Il aimait susciter l’intérêt par ce qu’il disait et, même sans sa célébrité, anonyme dans la foule, il en aurait fait autant car c’était un de ses traits de caractère[240] ». Mais, contrairement à Lemesle, l’occasion de le rencontrer ne m’aura jamais été donnée, n’ayant débuté dans le journalisme qu’après ses adieux à la scène et n’étant rentré de mes Afriques qu’après sa disparition. Du jeu de la chance et du hasard… En revanche, j’aurai eu le privilège de connaître, voire côtoyer de près, la plupart des grands auteurs-compositeurs que j’écoutais, ébloui, durant mon enfance. Des grands et des géants de celle-ci, tels Charles Trenet, « le père de la chanson française moderne », ou… « un certain » Jean Ferrat, que je rencontrerais régulièrement dès 1980.
Cette année-là justement — l’année de la création de Paroles et Musique auquel l’homme d’Antraigues, solidaire de ses objectifs de promotion de la chanson vivante, s’était aussitôt abonné —, il avait accepté de me recevoir, sans limite de durée[241], pour un premier et long entretien. Le motif en était son retour discographique avec Le Bilan — un album qui ferait couler beaucoup d’encre et de salive et deviendrait avec plus d’un million d’exemplaires le disque le plus vendu en France… depuis celui de Brel —, mais notre discussion, dépassant largement ce cadre, donnerait lieu en définitive à un autre bilan, celui de sa carrière.
Je savais naturellement que Brel et lui se connaissaient bien, que nombre de liens les unissaient. Je n’ignorais pas que Brel avait souhaité acheter une maison à Antraigues, ce petit village d’Ardèche qui inspirerait Ferrat à l’heure d’écrire La Montagne, avant même que celui-ci ne s’y installe. Je savais qu’ils s’y étaient retrouvés ensemble à plusieurs reprises. Je n’ignorais pas que son éditeur Gérard Meys, qui était aussi celui de leur amie commune Isabelle Aubret, avait débuté dans le métier auprès de Jacques Canetti chez Philips et qu’il avait travaillé avec Brel[242]. Je me souvenais parfaitement, pour m’en être délecté en direct, de l’émission de télévision, restée célèbre par son contenu mais aussi par ses conséquences[243], à laquelle ils avaient participé tous deux — Brel tout juste sorti de sa matinée dominicale de L’Homme de la Mancha — en compagnie de Georges Brassens, Francis Lemarque et Monique Morelli… Alors, bien sûr, je n’hésitai pas à lui parler de ce passage de La ville s’endormait, où son « camarade » Jacky semblait s’en prendre à lui.
Réponse mi-figue mi-raisin ; mesurée, car relativisant le propos, mais sans appel sur la question de la misogynie : « Il pouvait le penser, c’était son droit… Il était misogyne, Brel, tout le monde le sait. Mais il n’affirme pas, il se demande, il n’est pas “bien sûr”… » Ça, c’était pendant que le magnétophone tournait. En off, après que je fus revenu à la charge, il s’avoua passablement meurtri. Pas tant par l’allusion elle-même que par sa formulation (« comme chante un certain ») : en le visant à titre personnel, celle-ci l’avait blessé davantage. D’où, peut-être, le coup de griffe sur la misogynie… Les deux hommes avaient-ils de vieux comptes à régler ? En septembre 1965, invité à se produire à la fête de l’Humanité, le Grand Jacques aurait confié ceci à un ami : « Moi qui ne suis pas communiste, mais qui trouve que ces gens se battent pour des idées généreuses et qu’on doit les aider, j’y vais, sans être communiste, comme un con, à l’œil. Et Ferrat, nettement plus communiste que moi, se fait payer[244]. » Des cadavres dans le placard ? J’interrogeai Ferrat sur ses rapports avec les « grands » et sur la façon dont il avait « vécu » Brel :
« C’est sans doute Brassens que j’ai connu le mieux. Et Brel, parce qu’il est venu plusieurs fois à Antraigues, participer à des fêtes. Et on se connaissait depuis l’époque de la rive gauche… On “vit” les gens comme ils sont et comme ils apparaissent à travers ce qu’ils font. Souvent, il y a une identité entre l’homme et son œuvre. Pas toujours, mais dans le cas d’un personnage comme Brel, il n’y avait pas de doute possible : il vivait comme il était sur scène, il n’existait pas de différence entre lui et ses chansons. Mais ce n’est pas toujours évident ! Il faudrait rentrer dans des détails qui ne sont pas forcément agréables…
— Pour Brel ?
— Non, pour d’autres… Mais il ne faut pas toujours identifier bêtement un type à ce qu’il écrit. […] Je crois que l’important, c’est ce qu’il écrit ; et ce qu’il est, même si c’est un peu différent, ça n’a pas d’importance… Je crois. »
Je m’engouffrai alors dans cette brèche ouverte spontanément sur d’éventuelles contradictions entre l’homme et son œuvre, en exprimant mon doute à ce sujet, du moins quand l’œuvre est de valeur.
« On ne peut pas tricher toute une vie…
— Bien sûr, pour les grands, ça ne peut être que ça. Mais je veux dire qu’il y a des failles, des fois. […] Pour les gens, il faudrait que l’on soit toujours, exactement, comme l’image qu’ils ont de vous, au sommet… C’est un sentiment primaire mais courant. Il faut se méfier un peu de cette identification de l’homme avec son œuvre. »
Des failles… « On ne peut pas tricher en permanence, c’est sûr, martela-t-il, mais je ne parle pas de ça, je parle des… des failles, très exactement. » À nouveau en off, il me confia que chez Brel, comme chez lui-même, il existait en effet certaines différences notables entre l’image perçue et la réalité vécue… Je n’en apprendrais guère plus ; du moins cette fois-là.
Mais il est temps que s’achève cette fameuse soirée de novembre 1976, chez Paul-Robert Thomas, avec Jacques Brel et Claude Lemesle… Dans le faré ouvert aux alizés, atténuant quelque peu la touffeur nocturne, l’ambiance est chaleureuse, voire euphorique. « Il est deux heures du matin, se souvient Lemesle. Le rhum de Maddly, le bordeaux et les digestifs commencent à faire leur effet. Le Dr Thomas réitère pour la énième fois sa supplique :
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Souvent, dans le show business, les artistes reçoivent les représentants de la presse à la suite, pour ne pas dire à la chaîne, « évacuant » ainsi la plupart des périodiques nationaux et régionaux en une ou deux journées seulement, à raison de courts entretiens standardisés de promotion. Avec Ferrat, rien de tel ce jour de décembre 1980 (ni les nombreuses fois suivantes), mais plusieurs heures de conversation sans tabou et dans une ambiance chaleureuse. À la fin, il m’accorda même tout le temps nécessaire à une séance photo en vue de la couverture du numéro concerné (
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Au début des années 1960, Brel lui confia l’édition de plusieurs chansons dont
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« L’Invité du dimanche », diffusée le 16 mars 1969 sur la deuxième chaîne : trois heures en direct autour de l’écrivain Jean-Pierre Chabrol. Furieux du ton libertaire de l’émission, le directeur de la chaîne exerça ensuite des représailles à l’encontre de son équipe et fit en sorte que Ferrat, dès lors, fût interdit d’antenne.
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Déclaration rapportée notamment par Olivier Todd (