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— Claude, la guitare !

« J’accepte enfin. L’alcool m’a complètement désinhibé. Hélas, il m’a aussi totalement embrouillé la tête, et je me livre à la plus pitoyable prestation de toute ma carrière de chanteur : je mélange tout. […] À la fin de mes deux chansons, pourtant, Brel me lance gentiment :

— C’est joli !

« Puis il prend pitié de moi, s’empare de l’instrument et me chante, me voyant définitivement HS, quelques extraits de son prochain album. Honte de ma vie : je ne m’en souviens absolument pas ! C’est Paul-Robert qui me l’a raconté. Après quoi, je pars, raide comme la justice, tutoie le piano, franchis la porte de la chambre d’amis à gauche, et m’écroule. Ainsi s’est déroulée mon audition devant Brel[245]. » Sans plus de succès, donc, que la première…

Comment Lemesle, se demandera-t-on, a-t-il su que le Grand Jacques avait ajouté une strophe à La ville s’endormait, vu son état « avancé » pendant qu’il lui chantait ses esquisses de chansons ? Tout simplement parce que, le lendemain matin, il eut accès aux textes en cours : « À mon réveil, assez douloureux, chez Paul-Robert qui m’avait judicieusement invité à passer la nuit chez lui, il n’y avait plus personne. Je me suis retrouvé seul… et là, le temps de me préparer un café, posé sur le piano, je découvre un cahier d’écolier. J’ai compris tout de suite de quoi il s’agissait. J’ai reconnu l’écriture de Jacques. C’était son cahier de chansons ! J’avoue avoir eu un instant l’impression de commettre un crime de lèse-majesté. Et puis la curiosité l’a emporté. Il y avait là, sous forme de brouillons, avec plein de ratures, tous ses textes en cours ! Les nouvelles chansons du Grand Jacques, alors que personne encore, en France, ne se doutait qu’il s’était remis à écrire[246]… »

Le quotidien avait repris son cours, le toubib vaquant à ses occupations, Jacques et la Doudou partis en courses… Claude aura l’occasion de retrouver à plusieurs reprises son ami médecin et ancien concurrent (« La dernière fois, précise-t-il[247], c’était à Nîmes au début des années 2000 : désormais à la retraite, il avait renoué avec ses premières amours en animant un atelier chansons pour des artistes en herbe »), mais il ne reverra « l’homme qui a chaviré » son adolescence et, assure-t-il, bouleversé sa vie qu’une seule fois. Toujours à Tahiti et seulement par le plus grand des hasards. C’était en juillet 1977. Invité à fêter un anniversaire dans un restaurant de Papeete, il aperçoit au fond de la salle, dans la pénombre, un type qui lui fait de grands signes. « “Ah ! fait-il en me voyant enfin me pointer, encore un espion envoyé par Lama !” »

Lama ! Que d’allusions à cet artiste depuis qu’il a quitté la France ! À Pierre Perret, rencontré en bateau dans les Grenadines (« Pierrot, quand tu verras Lama, dis-lui qu’il me reste encore un poumon ! ») ; à Eddie Barclay, dans une lettre signée « Lama Van Brel » ; à Carlos, après l’hospitalisation de celui-ci à Papeete, dans une cassette qu’il lui adresse, accent belge à l’appui (« Mon cher Carlos, voici le vieux Lama belge ») ; à d’autres encore (« Dites à Lama de ne plus tousser, j’ai arrêté de fumer ! ») ; à Claude Lemesle… Ce dernier avance aujourd’hui cette interprétation : « Monsieur Brel a réussi à construire sa propre statue de son vivant en abandonnant la scène à trente-sept ans. Mais, quelque part, ça l’exaspère de savoir que quelqu’un occupe à présent son créneau, indûment, selon lui. Ce n’est pas si facile, même quand on l’a voulu, qu’on y a tenu, de renoncer à la première place dans le cœur des gens. Lama est tout ce qu’il déteste, parce que Lama vit tout ce qu’il ne vit plus. Même les adieux sincères sont difficiles[248]. »

Possible. Probable même… bien qu’un malentendu, semblable à celui qui a causé « l’affaire Antoine », ait sans doute été à l’origine de celle-ci. Serge Lama : « Il a dit que, quand il avait mal aux poumons, Lama toussait. En réalité, c’est moi qui l’ai dit en premier. Il se trouvait dans les îles et, lorsque j’ai dit ça, j’ai voulu faire un mot d’esprit, avec un total respect. J’ai dit : “Dites à Brel qu’il se soigne bien, parce que quand il a mal aux poumons, c’est moi qui tousse.” Je reste persuadé que si je lui avais dit ça en tête à tête, il l’aurait pris avec humour et il en aurait rigolé. Mais je ne sais pas comment ça lui a été rapporté. Par contre, la seule fois où je l’ai rencontré, il m’a dit des choses aimables. C’était au Don Camillo. Il m’a barré le passage, alors que j’avançais, et il m’a dit qu’il aimait beaucoup ce que je faisais. J’étais tellement ému que j’ai juste balbutié quelques phrases[249]. » Il est certain que Brel n’aurait jamais fait autant de cas d’un artiste qui lui était insignifiant ; il fallait forcément qu’il lui portât une certaine estime, au moins professionnelle.

Juillet 1977, Papeete. « Nous buvons un armagnac ou deux, se rappelle Claude Lemesle. Il a un peu grossi et s’est laissé pousser une petite barbiche. Il part le lendemain enregistrer à Paris et me confie que ça ne l’amuse pas, qu’il le fait pour son ami Eddie Barclay.

« Chose étrange : c’était la dernière fois que je voyais Jacques Brel vivant et je me suis rendu compte un jour que, trois ans plus tard, Joe Dassin était mort exactement au même endroit, au fond du restaurant, à droite. Il y a de ces coïncidences[250] ! »

À présent, le premier étage de l’établissement où les deux hommes échangèrent ces derniers mots n’existe plus, remplacé par une boutique de vêtements. Mais, au rez-de-chaussée du même bar-restaurant, Le Métro, au centre commercial Vaima de Papeete, une plaque rappelle que Joe Dassin est décédé là, d’une crise cardiaque, le 20 août 1980, à l’âge de quarante et un ans. Claude Lemesle, qui était présent ce jour-là, n’a pas tort : il y a de ces coïncidences…

Quelques jours plus tôt, le Grand Jacques avait demandé à Paul-Robert Thomas pourquoi il avait choisi de s’installer à Tahiti, après un parcours aussi atypique, lui le pied-noir déraciné en 1962. Né à Sétif, en Algérie, « le dernier jour de la Seconde Guerre mondiale », il se souvenait de ce déferlement de violence qui avait mis fin brusquement à son enfance et à son insouciance : « L’évasion et la découverte n’existaient plus alors que dans les têtes et les livres. Je lisais et relisais Le Tour du monde en quatre-vingts jours, les souvenirs d’Albert Schweitzer… Tout cela emplissait mon crâne d’aventures et de merveilleux. Dehors, dans les rues, claquaient les armes automatiques. Il fallut plus de deux mille jours et deux mille nuits pour que se taisent le tambour et le canon. »

Brel : « Pourquoi es-tu venu t’installer ici, toubib ? »

Thomas : « Le hasard et la chance. »

Brel : « Le hasard et la chance n’existent pas ! Seuls la volonté et le travail existent. Thomas Edison avait raison : “Le génie c’est un pour cent d’inspiration, avec quatre-vingt-dix-neuf pour cent de transpiration.” Ou “Ceux qui vivent sont ceux qui luttent.” C’est de Victor Hugo, dans Les Châtiments. »

15

QUAND JE SERAI VIEUX, JE SERAI INSUPPORTABLE

Dans la petite case immaculée où, par manque de brise, il vit dans l’attente de s’installer vraiment chez lui, sur les hauteurs accueillant « quelques vieux chevaux blancs qui fredonnent Gauguin », Jacques Brel avance, laborieusement, dans l’écriture et la composition de ses nouvelles chansons. Ce sont d’abord des bribes, en cours de création, dont profitent les oreilles du voisinage et jusqu’aux sœurs du collège ; puis des esquisses, enregistrées sur bandes ou sur cassettes, qu’il fait écouter, timidement et avec un brin d’anxiété, le soir à ses invités.

Premier semestre 1977 : débarrassé du souci de son bateau, Jacques peut donner libre cours à sa passion autrement plus forte et irréversible pour l’avion, qui l’attend chaque jour ou presque dans son petit hangar à quelques kilomètres au-dessus d’Atuona. Ouverte un an plus tôt, la piste d’atterrissage n’est qu’un plateau herbeux de six cent quinze mètres de long, comme un porte-avions régulièrement noyé sous la pluie ou perdu dans les nuages, perché à 450 mètres d’altitude. « Quel que soit le temps, rappelle Serge Lecordier[251], ancien directeur du Comité du tourisme d’Atuona, dans la plus pure tradition de l’Aéropostale, il s’envolait, indifférent aux imprévisibles tempêtes du Pacifique ; l’un de ses plaisirs favoris étant d’aller se poser sur Ua Pou[252], sur une piste excessivement dangereuse. Il s’agit d’un terrain improvisé, sans balisage, avec la montagne devant et sur les côtés ! De plus, le terrain est en pente et légèrement courbé en bout ! Si on rate la manœuvre, il est impossible de se représenter : “Je me flanque la trouille !”, disait-il en décollant et en atterrissant à Ua Pou. »

Son fameux principe d’imprudence ! Jacques Brel était persuadé depuis toujours que le risque devait être inhérent à la vie — « Vivre, c’est très mauvais pour la santé, il n’y a rien qui use plus un homme que vivre ; alors autant vivre en ayant des sensations que vivre sans en avoir » —, mais « le risque calculé, pas fou du tout, avait-il expliqué avant de larguer totalement les amarres[253]. J’ai horreur de faire du cent quatre-vingts à un carrefour pour voir si quelqu’un va arriver ou pas ; la roulette russe, ça ne m’amuse pas du tout. J’aime beaucoup chiader un risque, mais je le prends tout de même, en calculant très sérieusement. Parfois je me casse la gueule, eh bien ça fait partie des sensations de la vie… L’avion c’est ça, mais c’est extrêmement chiadé ».

Jacques et son Jojo ! À Hiva Oa, les souvenirs sont nombreux qui restent vivaces, pittoresques… ou prosaïques. Mère Rose, directrice du collège Sainte-Anne : « Avec son avion, il allait s’approvisionner à Papeete, chercher des légumes, etc., et la première fois il nous a spontanément demandé si on voulait qu’il nous rapporte quelque chose. Je lui ai dit : “Je voudrais bien un beau fromage.” À son retour, malgré la fatigue du voyage, il est venu aussitôt nous apporter un très gros fromage. Au lieu d’aller décharger ses provisions chez lui, il est venu d’abord à l’école. Cela m’a beaucoup touchée. C’était sa sensibilité… »

Le matin, cependant, demeure réservé en priorité à l’écriture de ses nouvelles chansons. Encore qu’il ne s’astreigne pas à une discipline trop rigoureuse. Quand des amis passent à l’improviste, il délaisse sa guitare ou quitte son orgue et leur offre une coupe de champagne : « Ça me fera une récréation, dit-il ; ainsi j’aurai une excuse pour ne pas travailler aujourd’hui… » À vrai dire, ils ne sont pas nombreux dans ce cas, car on l’entend chanter à la ronde : on sait alors qu’il est en plein travail et on s’abstient généralement de le déranger. « On l’entendait chanter même de notre maison », confirme le fils de Matira, la femme de chambre de Jacques et Maddly qui habitait plus haut dans le chemin. Curiosité : lorsqu’une de ses chansons était diffusée à la radio, il chantait en même temps ! « Ça, j’en ai été le témoin », assure-t-il[254]. L’anecdote est d’autant plus éloquente que Brel n’a pas un seul disque de lui à domicile — ni aucune photo de scène, ni rien d’ailleurs de ce qui aurait pu évoquer sa carrière…

Très peu de chanson au demeurant, hormis quelques enregistrements des artistes qu’il estime ou admire, des cassettes qu’il avait à bord de l’Askoy, surtout du classique, mais aucun de ses propres albums. Il n’en a pas moins pris la décision de se remettre sérieusement à la tâche et passe de longues heures à improviser sur l’orgue qu’il a fait venir de Papeete — pour le plus grand plaisir des Marquisiens, rappelle Maddly, émerveillés par les capacités de l’instrument, par sa boîte à rythmes en particulier.

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245

Claude Lemesle, op. cit.

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246

À l’auteur.

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247

Ibid. À côté de ses activités d’auteur, Claude Lemesle anime lui-même des ateliers d’écriture, fort courus, qui ont donné naissance aux Stylomaniaques, un spectacle interactif qu’il présente avec ses stagiaires.

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248

Claude Lemesle, op. cit.

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249

Eddy Przybylski, op. cit.

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250

Claude Lemesle, op. cit.

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251

Ancien de la Marine nationale, Serge Lecordier est arrivé en Polynésie française en 1967, à l’âge de vingt ans, « pour être affecté aux travaux de préparation des tirs aériens atmosphériques sur les atolls de Mururoa et Fangataufa ». Revenu à la vie civile, il s’est installé en 1980 à Hiva Oa, travaillant dans le tourisme (il loue aujourd’hui des bungalows haut de gamme) et a publié un ouvrage autobiographique, Hanakéé, la baie des Traîtres, Parcours d’une vie aux Marquises (L’Harmattan, 2012), où il témoigne notamment des essais nucléaires auxquels il a participé et de l’irradiation dont il a lui-même été victime.

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252

L’une des îles du groupe Sud de l’archipel, où Jacques Brel se rendait chaque semaine pour transporter le courrier ou des passagers.

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253

Au journaliste Henry Lemaire, lors d’un entretien réalisé à Knokke-le-Zoute, le 8 janvier 1971, dans le club The Gallery d’un grand ami de Jacques, Franz Jacobs (d’où le titre, Franz, de son film avec Barbara).

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254

Eddy Przybylski, op. cit.