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Édouard dévora les journaux avec passion. Nous sommes de nouveau des héros ! se répétait-il.

Albert devait être en train d’en faire autant mais en pensant autrement.

Les journaux connaissaient maintenant le Souvenir Patriotique. Ils avaient beau s’offusquer, ils saluaient l’astuce, l’audace (« des escrocs hors du commun »), même s’ils l’exprimaient en se scandalisant. Restait à dresser l’inventaire de l’escroquerie. Pour cela, il aurait fallu remonter à la banque, mais qui aurait-on trouvé un 14 Juillet, pour faire ouvrir les administrations et consulter les registres ? Personne. La police serait prête à bondir le 15, dès l’aurore. Albert et lui seraient loin.

Loin, se répéta Édouard. Et avant que les journaux et la police remontent à Eugène Larivière et Louis Évrard, deux soldats disparus en 1918…, on a le temps de visiter tout le Moyen-Orient.

Les feuilles des quotidiens tapissaient le plancher, comme autrefois les pages des catalogues frais imprimés du Souvenir Patriotique.

Édouard, d’un coup, se sentit las. Il avait chaud. De soudaines bouffées le saisissaient fréquemment après une injection, au moment de reprendre pied sur terre.

Il retira sa veste coloniale. Les deux ailes d’ange se détachèrent et tombèrent au sol.

Le commissionnaire se faisait appeler Coco. Pour pallier l’absence de son bras, perdu à Verdun, il s’était fabriqué un harnais spécial qui passait devant sa poitrine et encerclait ses épaules, relié à une barre en bois ajoutée à l’avant de sa charrette. Beaucoup d’estropiés, surtout ceux qui n’avaient que les moyens alloués par l’État, étaient devenus des prodiges d’inventivité ; on voyait des petites voitures de cul-de-jatte très astucieuses, des dispositifs maison en bois, en fer, en cuir pour remplacer des mains, des pieds, des jambes, le pays disposait de démobilisés très créatifs, c’était dommage que la plupart soient sans travail.

Donc ce Coco, que son harnais contraignait à tirer la charrette tête basse et le corps légèrement de biais, ce qui accentuait encore sa ressemblance avec un cheval de trait ou un bœuf au labour, Henri le trouva à l’angle des rues Carpeaux et Marcadet. Épuisé par sa journée à courir les rues, à sillonner l’arrondissement dans tous les sens, Pradelle avait dépensé une fortune pour des tuyaux percés. Dès qu’il découvrit Coco, il comprit qu’il touchait le gros lot ; il s’était rarement senti aussi invincible.

La meute (Henri avait lu les journaux du soir) allait s’organiser autour de cette affaire de monuments qui tenait à cœur au vieux Péricourt, mais lui possédait une avance suffisante pour damer le pion à tout le monde et rapporter au vieux crabe suffisamment de renseignements pour qu’il se fende de l’appel promis au ministre qui, en quelques minutes, effacerait l’intégralité de son ardoise.

Henri allait redevenir blanc comme neige, bénéficier d’une nouvelle virginité, profiter d’un nouveau départ, sans compter ce qu’il avait déjà gagné, la Sallevière en voie de reconstruction complète et un compte en banque continuant à jouer les pompes aspirantes avec les fonds de l’État. Il s’était investi sans ménagement dans cette histoire ; aussi, maintenant qu’il tenait le bon bout, allait-on voir qui était vraiment Henri d’Aulnay-Pradelle.

Henri mit la main à la poche où il serrait ses billets de cinquante francs, mais, en voyant Coco relever la tête, il passa à l’autre poche, celle des billets de vingt et de la monnaie, parce que, avec quelques pièces, il obtiendrait le même résultat. Il enfonça la main droite dans son pantalon et fit sonner sa mitraille. Il posa sa question, ce lot de catalogues d’imprimerie que vous avez chargé rue des Abbesses, ah oui, fit Coco, où l’avez-vous déchargé ? Quatre francs. Henri lâcha quatre francs dans la main du commissionnaire qui se confondit en remerciements.

Pas de quoi, songea Henri, déjà dans le taxi en direction de l’impasse Pers.

La grande maison, avec sur le côté la barrière en bois que Coco avait décrite, apparut. Il avait fallu approcher la charrette jusqu’au bas des marches, vous parlez si je m’en souviens, j’étais venu apporter une banquette, une fois, comment ils appelaient ça déjà… Enfin, une banquette, quoi, il y a longtemps, des mois et des mois, mais ce jour-là, il y avait quelqu’un pour me donner la main, tandis qu’avec leurs catalogues de… je ne sais quoi. Coco ne savait pas bien lire, c’est pour cela qu’il tirait une charrette.

Henri dit au taxi, attendez-moi là, donne un billet de dix francs, le chauffeur est content, le temps que vous voudrez, mon prince.

Il ouvre la barrière, traverse la cour ; le voici en bas des marches, il regarde vers le haut de l’escalier, personne alentour ; il se risque, monte, méfiant, prêt à tout, ah ! comme il aimerait avoir une grenade à cet instant, mais ce n’est pas la peine ; il pousse la porte, l’appartement est inoccupé. Déserté, plutôt. Cela se voit à la poussière, à la vaisselle, aucun désordre, mais le vide particulier des meublés sans occupant.

Soudain, du bruit derrière lui, il se retourne, court à la porte. Des claquements secs, plac, plac, plac, ceux d’une petite fille qui dévale l’escalier, se sauve, il ne voit que son dos, quel âge a-t-elle, Henri ne sait pas évaluer, lui, les enfants…

Il retourne l’appartement de fond en comble, fout tout par terre, rien, aucun papier, mais un exemplaire du catalogue du Souvenir Patriotique servant à caler l’armoire !

Henri sourit. Son amnistie approche à grands pas.

Il descend quatre à quatre, fait le tour par la barrière, puis remonte la rue, sonne à la maison, une fois, deux fois, froisse les pages entre ses mains, devient nerveux, très nerveux, mais enfin la porte s’ouvre sur une femme sans âge, triste comme le canal, sans voix. Henri montre le catalogue, désigne la bâtisse au fond de la cour, les occupants, dit-il, je les cherche. Il sort de l’argent. On n’est pas devant Coco, cette fois-ci, il prend un billet de cinquante, par intuition. La femme le fixe et ne tend même pas la main ; à se demander si elle comprend, mais Henri en est certain, elle saisit. Il répète la question.

Et à nouveau, discrets, des petits bruits, plac plac plac. Là-bas, sur sa droite, la fillette file au bout de la rue en courant.

Henri sourit à la femme sans âge, sans voix, sans regard, un ectoplasme, merci, ça va aller, rempoche son billet, on a suffisamment dépensé pour aujourd’hui, il remonte dans le taxi, et maintenant, mon prince, on va où ?

À cent mètres de là, dans la rue Ramey, il y a des fiacres, des taxis. On voit que la petite a l’habitude, elle dit un mot au chauffeur, montre son argent, une enfant comme ça qui commande une voiture, forcément, vous vous posez des questions, mais pas longtemps, elle a des sous, une course est une course, allez monte, ma petite, elle grimpe, le taxi démarre.

Rue Caulaincourt, place de Clichy, Saint-Lazare, on contourne la Madeleine. Tout est décoré pour le 14 Juillet. En sa qualité de héros national, Henri apprécie. Sur le pont de la Concorde, il pense aux Invalides tout proches d’où, demain, on tirera le canon. Pour autant, ne pas perdre de l’œil le taxi de la petite qui aborde le boulevard Saint-Germain puis remonte la rue des Saints-Pères. Henri s’applaudit mentalement, la gosse s’engouffre, je vous le donne en mille, au Lutetia.

Merci mon prince. Henri a laissé au taxi deux fois ce qu’il a accordé à Coco, quand on est heureux, on ne compte pas.