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Pauline jetait de temps à autre de rapides coups d’œil sur la valise qu’elle avait placée en face d’elle, sur le porte-bagages.

Albert, lui, serrait jalousement sur ses genoux le grand carton à chapeau contenant sa tête de cheval.

— Mais qui est-ce donc, ton camarade ? chuchotait-elle avec impatience.

— Un camarade…, répondait-il évasivement.

Il ne disposait pas de l’énergie nécessaire pour le décrire, elle verrait bien ; il ne voulait pas qu’elle prenne peur, qu’elle s’enfuie, l’abandonne maintenant, parce que toutes ses forces avaient fondu. Il était éreinté. Après son aveu, le taxi, la gare, les billets, les porteurs, les contrôleurs, Pauline s’était chargée de tout. S’il avait pu, Albert se serait endormi là, tout de suite.

Et le temps passait.

D’autres voyageurs montèrent à leur tour, le train se remplit, valse des valises et des malles qu’on hissait par les fenêtres, les cris des enfants, la fièvre du départ, les amis, les époux, les parents sur le quai, les recommandations, on cherchait sa place, tiens, c’est ici, vous permettez ?

Albert s’était installé à la fenêtre entièrement baissée, la tête penchée sur le quai, tournée vers l’arrière du train, il ressemblait à un chien qui guette la venue de son maître.

On le bousculait pour passer dans le couloir, de biais parce qu’il gênait ; le compartiment fit le plein, ne restait plus qu’un siège inoccupé, celui du camarade qui n’arrivait pas.

Bien avant l’heure du départ, Albert comprit qu’Édouard ne viendrait pas. Il fut accablé d’une peine immense.

Pauline, qui comprenait, s’était blottie contre lui et serrait ses mains dans les siennes.

Lorsque les contrôleurs commencèrent à longer le quai en criant que le convoi allait démarrer, qu’il fallait s’éloigner du train, Albert, la tête basse, se mit à pleurer, impossible de s’arrêter.

Il avait le cœur brisé.

Mme Maillard raconterait plus tard : « Albert a voulu partir aux colonies, bon, moi je veux bien. Mais s’il fait comme ici et qu’il se met à pleurnicher devant les indigènes, il ne va pas arriver à grand-chose, c’est moi qui vous le dis ! Mais bon, c’est Albert. Qu’est-ce que vous voulez, il est comme ça ! »

Épilogue

Le surlendemain, 16 juillet 1920, à huit heures du matin, Henri d’Aulnay-Pradelle comprit que son beau-père avait joué le dernier coup de la partie : échec et mat. Il l’aurait tué, s’il avait pu.

L’interpellation eut lieu à son domicile. Le poids des charges qui pesaient sur lui conduisit la justice à le placer aussitôt en détention provisoire. Il ne sortit que pour son procès qui débuta en mars 1923. Il fut condamné à cinq ans de prison, dont trois fermes, et quitta le tribunal libre mais ruiné.

Madeleine avait, entre-temps, obtenu un divorce que les relations de son père avaient permis d’accélérer.

La propriété de la Sallevière avait été saisie, tous les biens propres d’Henri, placés sous séquestre. Après le jugement, une fois prélevés les remboursements d’indus, les amendes, les frais de justice, il ne restait plus grand-chose, mais tout de même un peu. Or l’État fit la sourde oreille à toute requête de restitution. De guerre lasse, Henri s’engagea, en 1926, dans un procès dans lequel il dilapida le peu dont il disposait encore, sans jamais obtenir gain de cause.

Il fut contraint à une vie des plus modestes et mourut seul, en 1961, à l’âge de soixante et onze ans.

La propriété de la Sallevière, confiée à une association sous tutelle de l’Assistance publique, fut transformée en orphelinat, ce qu’elle demeura jusqu’en 1973, date à laquelle elle fut secouée par un scandale assez sordide, franchement pénible à évoquer. L’établissement fut fermé. Ensuite, il aurait fallu réaliser trop de travaux pour en poursuivre l’exploitation. La propriété fut alors vendue à une société spécialisée dans les congrès et les conférences. C’est là que se tint, en octobre 1987, un séminaire historique passionnant intitulé « 14–18 — Les commerces de la guerre ».

Madeleine accoucha le 1er octobre 1920 d’un garçon. Contrairement à un usage répandu à l’époque où l’on donnait volontiers aux nouveau-nés les prénoms de parents morts à la guerre, elle refusa de prénommer son fils Édouard. « Il a déjà un père problématique, n’en rajoutons pas », commenta-t-elle.

M. Péricourt ne dit rien, il comprenait désormais pas mal de choses.

Le fils de Madeleine n’entretint jamais de relations étroites avec son père, ne finança pas ses procès et consentit seulement à lui allouer une modeste pension et à lui rendre visite une fois l’an. C’est à l’occasion de cette rencontre annuelle qu’en 1961, il découvrit son corps. Son père était mort depuis deux semaines.

La responsabilité de M. Péricourt dans la mort d’Édouard fut très vite dégagée. Tous les témoins confirmèrent que le jeune homme s’était jeté sous les roues du véhicule, ce qui obscurcissait encore le poids de ce hasard étonnant, auquel il était difficile de croire.

M. Péricourt remua interminablement les circonstances de cette fin dramatique. Comprendre que son fils avait été vivant pendant tous ces mois où il aurait voulu le serrer contre lui pour la première fois de sa vie le plongea dans un désespoir complet.

Il était aussi dépassé par la somme de contingences qui s’étaient entrelacées pour qu’Édouard soit venu mourir sous les roues d’une voiture qu’il conduisait à peine quatre fois par an. Il dut se rendre à l’évidence : bien que cela fût inexplicable, il n’y avait aucun hasard, c’était une tragédie. La fin, celle-ci ou une autre, devait survenir parce qu’elle était écrite depuis longtemps.

M. Péricourt récupéra le corps de son fils, le fit enterrer dans le tombeau familial. On grava sur la pierre : « Édouard Péricourt 1895–1920 ».

Il remboursa tous les souscripteurs spoliés. Curieusement, alors qu’il y avait un million deux cent mille francs de fraude, il se présenta un million quatre cent trente mille francs de justificatifs, il y a des petits malins partout. M. Péricourt ferma les yeux et paya.

Il abandonna progressivement ses charges professionnelles, se dégagea des affaires, vendit beaucoup de choses, fit des placements au nom de sa fille et de son petit-fils.

Tout le reste de sa vie, il revit le regard d’Édouard, face à lui, à l’instant où la voiture l’envoyait au ciel. Il chercha longuement à le qualifier. S’y lisait de la joie, oui, du soulagement aussi, mais encore autre chose.

Et un jour, le mot lui vint enfin : gratitude.

C’était pure imagination, certainement, mais quand vous avez une pareille idée en tête, pour vous en défaire…

Il trouva ce mot un jour de février 1927. Pendant le repas. Lorsqu’il sortit de table, il embrassa Madeleine sur le front comme d’habitude, monta dans sa chambre, se coucha et mourut.

Albert et Pauline arrivèrent à Tripoli, puis s’installèrent à Beyrouth au cœur de ce Grand Liban si prometteur. Un mandat international fut lancé contre Albert Maillard.

Louis Évrard, lui, trouva assez facilement des papiers d’identité pour trente mille francs, ce que Pauline jugea bien cher.

Elle renégocia à vingt-quatre mille.

En mourant, Mme Belmont légua à sa fille la maison familiale de l’impasse Pers qui, faute de travaux, avait perdu beaucoup de sa valeur. Louise reçut en outre du notaire une importante somme d’argent et un carnet où sa mère avait scrupuleusement noté les opérations et placements effectués en son nom, au centime près. Louise découvrit alors que ce capital de départ était constitué de sommes qu’Albert et Édouard lui avaient chacun léguées (quarante mille francs pour l’un, soixante mille pour l’autre).