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Ce n’est pas vrai qu’au moment de mourir toute notre vie se déroule en un instant fulgurant. Mais des images, ça oui. Et de vieilles encore. Son père, dont le visage est si net, si précis, qu’il jurerait qu’il est là, sous la terre avec lui. C’est sans doute parce qu’ils vont s’y retrouver. Il le voit jeune, au même âge que lui. Trente ans et des poussières, évidemment, ce sont les poussières qui comptent. Il porte son uniforme du musée, il a ciré sa moustache, il ne sourit pas, comme sur la photographie du buffet. Albert manque d’air. Ses poumons lui font mal, des mouvements convulsifs le saisissent. Il voudrait réfléchir. Rien n’y fait, le désarroi prend le dessus, la terrible frayeur de la mort lui remonte des entrailles. Les larmes coulent malgré lui. Mme Maillard le fixe d’un regard réprobateur, décidément Albert ne saura jamais s’y prendre, tomber dans un trou, je vous demande un peu, mourir juste avant la fin de la guerre, passe encore, c’est idiot, mais bon, on peut comprendre, tandis que mourir enterré, autant dire dans la position d’un homme déjà mort ! C’est tout lui, ça, Albert, jamais comme les autres, toujours un peu moins bien. De toute façon, s’il n’était pas mort à la guerre, que serait-il devenu, ce garçon ? Mme Maillard lui sourit enfin. Avec Albert mort, il y a au moins un héros dans la famille, ce n’est pas si mal.

Le visage d’Albert est presque bleu, ses tempes battent à une cadence inimaginable, on dirait que toutes les veines vont éclater. Il appelle Cécile, il voudrait se retrouver entre ses jambes, serré à n’en plus pouvoir, mais les traits de Cécile ne remontent pas jusqu’à lui, comme si elle était trop loin pour lui parvenir et c’est ça qui lui fait le plus mal, de ne pas la voir à cet instant, qu’elle ne l’accompagne pas. Il n’y a que son nom, Cécile, parce que le monde dans lequel il s’enfonce n’a plus de corps, que des mots. Il voudrait la supplier de venir avec lui, il a épouvantablement peur de mourir. Or c’est inutile, il va mourir seul, sans elle.

Alors au revoir, au revoir là-haut, ma Cécile, dans longtemps.

Puis le nom de Cécile s’efface à son tour pour laisser la place au visage du lieutenant Pradelle, avec son insupportable sourire.

Albert gesticule en tous sens. Ses poumons se remplissent de moins en moins, ça siffle quand il force. Il se met à tousser, il serre le ventre. Plus d’air.

Il agrippe la tête de cheval, parvient à saisir les grasses babines dont la chair se dérobe sous ses doigts, il attrape les grandes dents jaunes et, dans un effort surhumain, écarte la bouche qui exhale un souffle putride qu’Albert respire à pleins poumons. Il gagne ainsi quelques secondes de survie, son estomac se révulse, il vomit, son corps tout entier est de nouveau secoué de tremblements, mais tente de se retourner sur lui-même à la recherche d’une once d’oxygène, c’est sans espoir.

La terre est si lourde, presque plus de lumière, juste encore les soubresauts de la terre fracassée par les obus qui là-haut continuent de pleuvoir, après quoi plus rien n’entre en lui. Rien. Seulement un râle.

Puis une grande paix l’envahit. Il ferme les yeux.

Il est pris d’un malaise, son cœur s’effondre, sa raison s’éteint, il sombre.

Albert Maillard, soldat, vient de mourir.

2

Le lieutenant d’Aulnay-Pradelle, homme décidé, sauvage et primitif, courait sur le champ de bataille en direction des lignes ennemies avec une détermination de taureau. C’était impressionnant, cette manière de n’avoir peur de rien. En réalité, il n’y avait pas beaucoup de courage là-dedans, moins qu’on pourrait croire. Ce n’était pas qu’il fût spécialement héroïque, mais il avait acquis très vite la conviction qu’il ne mourrait pas ici. Il en était certain, cette guerre n’était pas destinée à le tuer, mais à lui offrir des opportunités.

Dans cette soudaine attaque de la cote 113, sa détermination féroce tenait, bien sûr, à ce qu’il haïssait les Allemands au-delà de toute limite, de manière quasiment métaphysique, mais aussi au fait qu’on s’acheminait vers l’issue et qu’il lui restait très peu de temps pour profiter des chances qu’un conflit comme celui-ci, exemplaire, pouvait prodiguer à un homme comme lui.

Albert et les autres soldats l’avaient pressenti : ce type avait tout du hobereau, versant lessivé. Au cours des trois générations précédentes, les Aulnay-Pradelle avaient été littéralement nettoyés par une suite de déroutes boursières et de déconfitures. De l’ancienne gloire de ses ancêtres, il n’avait conservé que la Sallevière, la demeure de la famille, en ruine, le prestige de son nom, un ou deux ascendants très éloignés, quelques relations incertaines et une avidité à retrouver une place dans le monde qui frisait la fureur. Il vivait la précarité de sa situation comme une injustice et regagner son rang dans l’échelle de l’aristocratie était son ambition fondamentale, une véritable obsession à laquelle il était prêt à tout sacrifier. Son père s’était tiré une balle dans le cœur dans un hôtel de province après avoir claqué tout ce qui restait. La légende soutenait sans fondement que sa mère, morte un an plus tard, avait succombé au chagrin. Sans frère ni sœur, le lieutenant se trouvait être le dernier Aulnay-Pradelle et ce contexte « fin de race » lui procurait un vif sentiment d’urgence. Après lui, rien. L’interminable déchéance de son père l’avait convaincu très tôt que la refondation de la famille reposait sur ses seules épaules et il était certain de disposer de la volonté et du talent nécessaires pour y parvenir.

Ajoutez à cela qu’il était assez beau. Il fallait aimer les beautés sans imagination, bien sûr, mais, tout de même, les femmes le désiraient, les hommes le jalousaient, ce sont des signes qui ne trompent pas. N’importe qui vous dirait qu’à un physique pareil et à un nom pareil, il ne manquait que la fortune. Et c’était exactement son avis et même son unique projet.

On comprend mieux pourquoi il s’était donné un mal de chien pour organiser cette charge que le général Morieux désirait si ardemment. Pour l’état-major, c’était une verrue, cette cote 113, un point minuscule sur la carte qui vous narguait, jour après jour, le genre de truc qu’on prend en grippe, c’est plus fort que vous.

Le lieutenant Pradelle n’était pas sujet à ce genre de fixation mais lui aussi la désirait, cette cote 113, parce qu’il était en bas de la pile du commandement, qu’on arrivait à la fin et que, dans quelques semaines, il serait trop tard pour se distinguer. Déjà, lieutenant en trois ans, ce n’était pas mal. Là-dessus, un coup d’éclat et l’affaire serait entendue : capitaine à la démobilisation.

Pradelle était assez content de lui. Pour motiver ses hommes à se lancer dans la conquête de cette cote 113, les persuader que les Boches venaient de trucider, de sang-froid, deux de leurs camarades, c’était la certitude de déclencher chez eux une belle colère vengeresse. Un vrai coup de génie.

Après avoir lancé l’attaque, il avait confié à un adjudant le soin de conduire la première charge. Lui était resté légèrement en retrait, une bricole à régler avant de rejoindre le gros de l’unité. Après quoi il pourrait remonter vers les lignes ennemies, dépasser tout le monde de sa grande foulée sportive et aérienne et arriver dans les premiers pour dézinguer du Boche autant qu’il plairait à Dieu de lui en offrir.

Dès son premier coup de sifflet, quand les hommes avaient commencé à charger, il s’était placé à bonne distance sur la droite, afin d’empêcher les soldats de dériver dans la mauvaise direction. Son sang n’avait fait qu’un tour lorsqu’il avait vu ce type, comment s’appelle-t-il déjà, un gars avec un visage triste et de ces yeux, on dirait toujours qu’il va se mettre à pleurer, Maillard, c’est ça, s’arrêter là-bas, sur la droite, à se demander comment, sorti du boyau, il avait pu arriver jusque-là, ce con.