— Rien, dit Martine, j’aime mieux la toile sans peinture dessus, lisse, propre…
Daniel était encore stupéfait. Formidable, cette négation de l’art, à l’état pur ! Martine était quelqu’un d’exceptionnel. Et combien étrange était l’emportement avec lequel elle disait : « C’est beau ! » devant une devanture où étaient exposés des objets pour orner les intérieurs. Martine aimait ce qui était neuf, poli, verni, net, lisse, « impeccable » ! Daniel avait découvert cela et la taquinait là-dessus. Il lui disait qu’elle était une affreuse, une adorable, une parfaite, une impeccable petite bourgeoise ! Dans ses goûts esthétiques bien sûr… Parce que pour la force des sentiments, la liberté, elle était une femme véritable. Alors son ignorance de l’art, sans précédent, son goût de la camelote en même temps ne jouaient aucun rôle… Daniel était en extase devant ce que Martine avait pour lui d’inédit, et, par là même, de mystérieux… Dire que même dans la nature Martine était touchée par l’impeccable, par le ciel, le soleil, la lune. Une fois Daniel lui demanda :
— Alors, si je perdais mes cheveux, ou si je prenais du ventre[87]… ou s’il m’arrivait un accident, ou si, simplement, il y avait la guerre et que je rentre défiguré ?…
— Toi… Toi tu es le commencement et la fin. Toi tu pourrais te rouler dans l’ordure… Je te laverais, répondit Martine.
C’est cette petite conversation qui décida de tout. Daniel était un personnage romanesque, un savant, mais aussi un paysan. Comme les paysans, ses aïeux, il construisait sa vie de façon qu’elle tînt, avec des gros murs, du chêne, des poutres énormes… L’amour de Martine était fait d’un matériau impérissable, tel qu’on en concevait jadis.
X. L’UNI-PRIX[88] DES RÊVES
M’man Donzert pleura. De soulagement, d’attendrissement. Depuis un an que cela durait, la maison était écrasée sous le poids d’un secret, le poids du silence sur ce que chacun savait. Et voilà que Martine annonçait son mariage avec Daniel Donelle ! M. Georges baisa les mains de toutes les femmes et Cécile, les joues en feu, les yeux humides, regardait Martine comme si elle ne l’avait jamais vue.
A l’Institut de Beauté aussi, l’annonce des fiançailles avait fait sensation… Mme Denise fit apporter du Champagne. Il y avait déjà trois ans que la petite Martine était entrée dans la maison et l’on n’avait qu’à s’en Jouer. Mais qui était l’heureux élu ? On grillait de curiosité[89]. Étudiant ?
Il sera ingénieur-horticole. Il s’occupera de roses ?… C’est extraordinaire ! Et c’est une famille où c’est comme ça de père en fils ! Son fiancé apprenait à créer des roses nouvelles comme on crée des robes, expliquait Martine. Dieu, que c’est étrange… On trouvait aussi que Daniel Donelle était un joli nom. Et à quand le mariage ? Déjà cet été ? « Vous m’inviterez bien à la noce ? » dit Mme Denise au comble de la gentillesse.
Le lendemain, Martine reçut une immense corbeille de roses venant du fleuriste le plus chic de Paris, avec une carte portant les signatures de tout le personnel de l’Institut de Beauté.
Depuis toujours Martine rêvait avoir pour mari Daniel. Lui ou personne. Mais c’était son seul rêve chimérique. Tous les autres rêves de Martine étaient modestes et réalisables. Maintenant qu’elle avait Daniel, elle rêvait d’un petit appartement moderne dans une maison neuve, aux portes de Paris. Comme Daniel devait, après École d’Horticulture, travailler chez son père à la pépinière, cet appartement n’avait aucun sens, disait-il. Mais Martine insistait : ne pas avoir de logis à Paris, voulait dire s’enterrer à la campagne pour toujours ! Il fallait, pour ne pas la désespérer qu’ils aient un appartement bien à eux, ni à M. Donelle père, ni à M’man Donzert, à eux. Il fut décidé en conseil de famille que M’man Donzert, M. Georges et Cécile achèteraient pour Martine un appartement, cela serait leur cadeau de mariage. Et Daniel regardait avec stupéfaction pleurer Martine qui avait raté un appartement, le dernier qui était disponible, dans une maison qui lui plaisait. Pleurer pour un appartement ! Voyons, toi, perdue-dans-les-bois, qui ne pleures jamais, pour un appartement ! Quelle fille étrange !
Elle rêvait d’un mariage à l’église… « Écoute, Martine, disait Daniel, tu ne dis pas cela sérieusement. Déjà la mairie, c’est bouffon[90], mais alors l’église ! Voyons, si tu étais croyante ! Tu vis comme une païenne, selon la nature, ma douce enfant, qu’est-ce qui te prend maintenant ? Tout cet argent à des curés, quand on pourrait se payer un petit voyage, une lune de miel[91] un peu plus longue, écoute, je n’ose pas demander au paternel de l’argent pour une noce ! »
Au dîner chez M’man Donzert, où Daniel avait été invité au titre officiel de fiancé il avait trouvé à ce sujet une entente parfaite : Cécile parlait sans arrêt de sa robe de demoiselle d’honneur[92], rose, bien sûr, ah, mais cette fois-ci Martine serait en blanc et non en bleu ciel ! Le voile irait divinement à Martine… Et lorsque Daniel, courageusement, proposa un mariage civil seul, et le départ immédiat, sans noces et banquet… Mme Donzert posa sa fourchette et se précipita dans la cuisine, pour cacher ses larmes. M. Georges se mit à parler de l’attitude qu’un galant homme devait avoir vis-à-vis des femmes… Puisque les femmes rêvaient à la solennité de l’église, un galant homme se devait de leur donner cette joie…
XI. LE “WHO IS WHO”[93] DES ROSES
Le repas de noces, après l’église et la mairie, eut lieu dans une auberge sur une route nationale[94]. La rapidité avec laquelle Martine avait fait son choix parmi tous les restaurants laissait supposer qu’il y avait belle lurette[95] que ce choix était fait. En effet, un jour que Ginette avait emmené Martine dans cette auberge, encore bien avant que celle-ci n’eût rencontré Daniel sous les arcades, Martine s’en était dit qu’elle aurait aimé revenir ici pour le repas de ses noces avec Daniel.
Une maison pimpante neuve, en plein sur la nationale. Les voitures arrivaient l’une après l’autre et se garaient dans une sorte de cour. La quatre-chevaux des jeunes mariés, cadeau de M. Donelle père, était déjà là. Puis est arrivé le car avec les amies de Cécile, des dactylos et des étudiants de École d’Horticulture, des copains de Daniel. Le père de Daniel descendait de sa vieille Citroën[96] familiale, accompagnée de Dominique, la sœur de Daniel et les deux enfants de celle-ci… Le nez en l’air, M. Donelle se mit au milieu de la route pour regarder l’auberge. Il était grand, maigre, courbé comme la première moitié d’une parenthèse, la poitrine rentrée, habillé de vêtements flottants, foncés, comme pour un enterrement.
— Imaginez-vous, criait-il, que cette maison m’intéresse ! Ravi d’y venir… Depuis le temps que je passe devant quand je vais à Paris… Une vieille, brave maison. Et comme enseigne, c’est trouvé ! « Au coin du bois… »
— Papa, tu vas te faire renverser par une voiture à rester au milieu de la route…
Dominique, sa fille, lui ressemblait, grande et un peu voûtée, avec une lourde chevelure noire, mais probablement aussi réservée que son père était bavard.
M’man Donzert et M. Georges, le pharmacien et la pharmacienne arrivèrent aussi. M’man Donzert, très excitée, traversa la salle pour aller au jardin : on mangeait dehors.
— Les enfants sont déjà là, monsieur Donelle, j’ai vu leur voiture, un petit bijou… Je me dépêche, j’aimerais voir comment cela se passe pour le déjeuner…
91
on pourrait se payer un petit voyage, une lune de miel — можно было бы позволить себе небольшое путешествие, медовый месяц.
94
une route nationale — автодорога (государственная, в отличие от частных, за проезд по которым взимается плата).
96
une Citroën — машины фирмы Ситроен. Ситроен — одна из крупнейших автомобильных фирм Франции.