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Martine touchait Daniel d’une main fraîche et caressante, il avait mal, le pauvre, le pauvre…

— Écoute ! Daniel se souleva pour donner plus d’importance à ce qu’il allait dire. L’année dernière, à cette époque, il a jeté par la fenêtre tous les récipients avec les étamines que j’ai recueillies. Je les avais mis ici, dans le tiroir de la table, à l’ombre et à la chaleur… je rentre, je trouve le tiroir entrouvert, et j’ai tout de suite comme un pressentiment : il était vide ! Je ne savais même pas où chercher, c’était fou, j’ai couru à la fenêtre : ils étaient en bas, en miettes ! Je suis parti, comme aujourd’hui courir sur les routes… Je l’aurais tué… Parce que je savais, j’étais sûr que c’était Bernard. J’avais perdu une année, une année entière à cause de ce monstre !

Daniel se retourna sur le ventre d’un seul bond. Martine siffla entre ses dents : « La salope »[133] comme l’aurait fait Marie, sa mère.

— Je cherche un hybride qui aurait le parfum de la rose ancienne et la forme et la couleur d’une rose moderne. Je t’en ai déjà parlé, seulement cela ne semblait pas t’intéresser… J’essaie d’être un savant, je me refuse d’être un sorcier.

Daniel donnait des coups de poing sur le matelas. Sa colère avait entièrement gagné Martine.

— Tu comprends, reprit Daniel, pour bien faire, il me faudrait essayer des centaines de combinaisons diverses. Pas au hasard, mais des combinaisons basées sur des considérations scientifiques de génétique…

Il semblait à Daniel que Martine, ce soir, l’écoutait avec intérêt… Qui sait, peut-être prendrait-elle goût[134] à ce qui était sa passion à lui ? Cela serait merveilleux…

— Maintenant je te dirai un grand secret…

— Dis vite…

— J’ai un complice : le cousin Pierrot. Alors…

Martine, la tête appuyée sur le bras, était toute attente, toute curiosité.

— Sur l’un des jeunes rosiers, à la suite d’une fécondation clandestine, nous avons obtenu une rose ! Et quelle rose ! C’est un hybride nouveau, étonnant ! Bernard a découvert le pot aux roses[135]. Il a couru chez mon père et il a dû lui en parler. Et si Bernard détruisait l’hybride ? J’en tremble…

— Tu crois vraiment qu’il serait assez salaud pour l’arracher.

— S’il le faisait, je le tuerais.

Et soudain il déborda de rire.

— Je me vois expliquant au tribunal que c’est une histoire de chromosomes… Viens près de la fenêtre, mon amour, j’ai besoin d’air, j’étouffe…

Martine accourut près de lui, ils s’assirent sur l’appui de la fenêtre ouverte. Daniel disait :

— Je payerais bien de ma vie la joie de t’approcher, toi, mon amour, ma beauté, ma rose…

XIV. SUSPENSE[136] A DOMICILE

Cette lune de miel ensoleillée était encastrée dans la vie quotidienne de la ferme, monotone comme la ronde du soleil. Tout le monde travaillait ; eux pas… Ils vivaient à part, mangeaient seuls, ce qui arrangeait tout le monde, on se sentait plus libre sans la jeune dame à Daniel. La mère-aux-chiens leur préparait de petits plats. Aussitôt après le repas du soir les ouvriers partaient, ils ne couchaient pas à la ferme, et avec leur départ, la maison d’un seul coup tombait au fond de la nuit immobile et calme.

Daniel et Martine dormaient, marchaient, mangeaient, prenaient la quatre-chevaux… Jamais personne ne s’imposait, ne les accompagnait, ne posait de questions…

On montait la garde autour du nouvel hybride, on le surveillait de loin, on allait faire un tour par là… Et il y avait de nouvelles combinaisons à faire. Daniel et Pierrot avaient inventé un système de fausses étiquettes… Parfois Martine devait retenir Bernard, par exemple le dimanche, après le repas pris ensemble, au café[137]. Elle se mettait à parler du village où ils étaient nés l’un et l’autre et où Martine ne retournait jamais bien qu’ici elle ne fût qu’à une vingtaine de kilomètres de sa mère, de ses frères et sœur. Non, elle n’avait aucun complexe à ce sujet, mais pourquoi réveiller de vieilles histoires, comment savoir ce que la Marie, sa mère, allait inventer en la voyant… Elle avait donné par le notaire son autorisation pour le mariage, c’était tout ce qu’on lui demandait. Martine parlait de la nuit où elle s’était perdue dans le bois. Bernard la dévorait des yeux, en oubliant son café. Martine, les yeux mi-clos, se disait avec haine qu’il s’était bien, très bien remis de la peur qu’il avait eue lors du départ des Allemands, personne ne s’était occupé de lui, quelques huées, c’était tout, ah, les Français ne sont pas vindicatifs… Lorsque Daniel était revenu de prison, et qu’il avait trouvé à la ferme le cousin Bernard, son père lui avait dit : « Personnellement, je m’en fous…[138] Il travaille, les roses ne se plaignent pas. Laisse-le tranquille. Daniel l’avait laissé tranquille. Après ce qu’il venait de vivre, il avait assez à faire pour rattraper le temps perdu, à respirer, à bouger, à étudier… Il s’en fichait[139] de Bernard, il ne le remarquait pas. C’était Bernard qui avait l’air de sortir de prison, non Daniel. « Et cet air, il l’a gardé ! » pensait Martine, faisant les yeux doux[140] à Bernard.

— Avec celte affaire-là — disait Martine à Daniel qui revenait en nage[141] d’avoir fait on ne sait trop quoi d’illégal sur des rosiers, et Bernard parti aussitôt Daniel revenu — tu n’as pas besoin de cinéma, tu as ton suspense à domicile…

Peut-être, après tout, Martine se serait-elle ennuyée sans ce suspense, parmi le travail des autres, peut-être Martine et Daniel auraient-ils vite épuisé les sujets de conversations, si grande était la divergence de leurs pensées… Mais la vie quotidienne se paraît pour Martine de la lutte pour un rêve : puisqu’elle avait épousé Daniel, elle s’était mise à croire à la réalisation de ses rêves. La rose parfumée que Daniel allait créer pimentait[142] la chaude monotonie des jours. Martine rêvait… Cette rose aurait le Grand Prix[143]. La rose porterait son nom à elle : Martine Donelle. Il y aurait des millions de rosiers Martine Donelle dans le monde entier, et le créateur de la rose Martine Donelle serait couvert de gloire et d’argent.

Un membre de la famille Donelle qui ne s’intéressait pas aux roses, cela ne s’était encore jamais vu, avait dit M. Donelle, lorsque Martine était arrivée à la ferme. Pourtant, en arrivant, elle ne s’y intéressait nullement. La voilà prise au jeu. Par le mauvais côté peut-être, le côté intrigues et luttes. Elle voulait que Daniel gagnât, elle était son supporter ardent et elle ne protestait pas quand il disparaissait dès l’aurore, pour aider les autres dans les plantations, elle se disait qu’en même temps il surveillerait Bernard. Martine se levait paresseusement, allait prendre sa douche, dans la cour, derrière un vieux paravent que Daniel avait descendu pour elle du grenier… remontait, s’habillait, se maquillait aussi soigneusement qu’à Paris.

Elle passait la journée à rêver, renversée dans une chaise-longue que Daniel avait installée pour elle près du mur de la ferme, avec la vue sur les plantations de rosiers et des champs à l’infini. Tous les jours elle y prenait son bain de soleil… Avec à la main le petit poste sans fil, cadeau de mariage de Mme Denise.

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133

la salope — груб. шлюха.

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134

peut-être prendrait-elle goût — может быть, она заразится.

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135

Bernard a découvert le pot aux roses — Бернар раскрыл тайну.

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136

suspens англ. — напряженное ожидание ; момент напряженного ожидания.

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137

au café — во время кофе.

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138

je m’en fous — мне наплевать.

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139

s’en fichait de — ему наплевать на.

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140

faisant les yeux doux — строя глазки.

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141

en nage — весь в поту.

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142

la rose… pimentait — роза… придавала особую остроту.

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143

le Grand Prix — Гран-При.