Elle rêvait comment elle transformerait, aménagerait la ferme le jour où elle reviendrait ici, maîtresse des lieux.
Mais plus souvent, elle rêvait à Paris, à cet appartement qui serait le leur une fois la maison en construction terminée. Elle avait vu une chambre à coucher[144]… Elle la voulait. Elle savait déjà dans tous les détails comment seraient les papiers peints, les rideaux. Elle voyait les fleurs dans les vases, les lampes…
Un soir Martine entreprit Daniel[145] au sujet de la chambre à coucher : elle voulait en acheter une pour leur nouvel appartement. Daniel écoutait mal sur le point de s’endormir, mais à force de poser des questions, de se tourner et de se retourner Martine finit par le réveiller. Quelle chambre à coucher ? Pourquoi fallait-il acheter une chambre à coucher ? Puisqu’ils n’avaient pas d’argent ! C’est très joli à dire, à crédit ! Les facilités du paiement… parlons-en, des facilités… Ce sont plutôt des difficultés de paiement. Mais où veux-tu qu’on prenne l’argent ! On va devenir les esclaves de tout le monde ! Il me faut terminer mes études, j’en ai encore pour un an…
— Bon, dit Martine, n’en parlons plus. On couchera par terre.
— Tu ne coucheras par terre, on apportera un lit d’ici, et tout ce qu’il faut…
— J’aime mieux coucher par terre que dans les lits d’ici. Des cercueils.
— Ah, mon Dieu… Qu’est-ce que c’est que cette calamité ![146]
Daniel retomba dans les oreillers.
— Daniel, j’ai eu tort de t’en parler… J’ai choisi une chambre à coucher qui me plaît follement, et je l’aurai… Tu verras. Peut-être seras-tu encore fier de moi. J’ai eu tort de t’embêter avec ça. C’est fini. Embrasse-moi.
Il ne fut plus question de la chambre à coucher. On n’en avait guère le temps d’ailleurs, les jours ensoleillés filaient de plus en plus vite. Il fallait que Daniel menât à bien les travaux d’hybridation commencés, et il restait avec les autres dans les plantations, travaillait comme eux : d’une part il voulait par le travail au moins rendre à son père le prix des rosiers qu’il lui volait pour ses expériences, d’autre part il lui était bien plus facile de procéder, sans se faire remarquer à ses propres travaux[147].
Un jour Daniel dit à Martine :
— Si la vie d’un rosiériste n’était pas si courte, si dramatiquement courte… Pour savoir si la rose « Martine Donelle » vaut quelque chose, il nous faut attendre encore trois ans. Ah, si j’avais tous les rosiers de mon père, les terres, les serres que les Donelle ont un peu partout… Je te mettrais, toi et nos enfants, sur la paille[148], mais quelle vie, ma chérie, quelle vie !
Cette passion de Daniel commençait à faire peur à Martine. Elle songeait que dans ces conditions il ne serait pas facile de ne pas vivre à la ferme. Pourtant elle était résolue à ne pas revenir ici : après tout la passion des roses ne l’avait pas gagnée. Le premier cas dans la famille Donelle.
XV. LE MERVEILLEUX D’UN MATELAS À RESSORTS
C’était ridicule que d’être mariés et de vivre séparément. Martine rêvait à leur appartement. Daniel aimait mieux ne pas y penser, ne pas en parler. Puisqu’ils devaient habiter la ferme… Il faudra que j’abandonne mon travail ? disait Martine. Tu t’occuperas des roses… Alors Martine se taisait. Souvent cela tournait à la dispute. En attendant, M. Georges, M’man Donzert et Cécile payaient leur cadeau de mariage. L’appartement se profilait dans l’avenir. Les roses n’y poussaient pas. Daniel et Martine s’aimaient, se cherchaient…
D’ailleurs, juste maintenant, avec ou sans appartement, Daniel était obligé de rester à Versailles, au foyer de École d’Horticulture, il travaillait comme un damné et n’avait pas le temps pour le va-et-vient entre Paris et Versailles. Et Martine ne pouvait pas laisser tomber son Institut de Beauté[149], il fallait bien travailler, le mariage n’avait pas augmenté les mensualités que M. Donelle — envoyait à son fils.
Il y avait une autre raison pour laquelle Martine aimait ne pas abandonner juste maintenant M’man Donzert. En rentrant de la ferme-roseraie, elle était tombée en plein dans le drame : Cécile avait rompu avec Jacques. Personne n’arrivait à en démêler les raisons. Peut-être n’était-ce qu’une brouille d’amoureux ? Peut-être que cela allait s’arranger ? « Oh, il ne m’aime pas…. », disait Cécile d’une voix lasse.
— Tu as peut-être appris que Jacques te trompait ? demanda Martine lorsqu’elles étaient seules dans leur chambre.
Cécile secoua la tête : non, ce n’était pas ça. Et soudain elle se mit à parler, à vider son cœur. C’était compliqué, elle avait toujours tout compliqué elle-même. En réalité elle n’avait pas envie de quitter M’man Donzert, la maison, quoi… Elle y était si bien. Qu’est-ce qu’elle aurait eu en se mariant avec Jacques ? Jacques vit chez ses parents, des ouvriers, il n’a même pas de chambre à lui. Il aurait fallu coucher dans la salle à manger… dans un appartement sans salle de bains, avec les cabinets dans l’escalier…[150] Jacques avait beau gagner sa vie, ils n’auraient pas eu de quoi acheter un appartement.
Martine était devenue toute pâle :
— Alors, c’est moi qui ai détruit ton mariage, Cécile ? L’appartement que vous m’avez donné, il aurait pu être à toi… C’est trop affreux !
— Non ! non, non !.. cria Cécile, je n’en veux pas de ton appartement. C’est moi qui ai tout fait pour qu’on te le donne. Si je l’avais, je serais obligée de me marier avec Jacques. Je ne veux pas me marier avec Jacques. Je ne l’aime pas ! Il allait encore à peu près comme fiancé, mais comme mari — jamais ! Martine, surtout ne me donne pas ton appartement, tu m’obligerais à me marier. Je ne veux pas me marier !
Cécile éclata en sanglots et tomba au cou de Martine. Elles pleuraient toutes les deux.
— Qu’est-ce que tu veux, qu’est-ce que tu veux vraiment, ma chérie ? chuchotait Martine.
— Ah ! mais tu sais bien comment je suis ! C’est plus facile de ne pas me marier, de rester ici avec Maman, avec toi et M. Georges, que de me marier…
— Alors ? — M’man Donzert était à la cuisine. — Martine tu as pleuré ! Qu’est-ce qu’elle a dit ?
— Oh, rien… Que Jacques ne l’aimait pas. Qu’elle ne l’aimait pas… Ça fait triste. Vous nous ferez bien une petite tasse de chocolat, M’man Donzert ? Cécile se repose, je vais la lui porter.
M’man Donzert sortait le chocolat du placard.
— Je ne tenais pas à ce que Cécile épouse un ouvrier[151] et je n’aime pas Jacques. Mais j’aime encore mieux en passer par Jacques que de la voir recommencer des fiançailles. Elle va bientôt avoir vingt-trois ans, ça ne paraît pas, mais le temps passe. Fais quelque chose, Martine…
— Cécile est trop bien ici… Il faudra lui trouver un homme paternel qui l’emporte dans ses bras à un endroit fin prêt pour la recevoir… Alors peut-être se décidera-t-elle.
C’était un lundi, jour libre pour la famille. Ils allèrent ensemble au cinéma, à l’heure creuse[152] avant le dîner, comme jadis, avant la rencontre avec Daniel, avant la rupture avec Jacques, quand tout était tranquille.
— Dépêchez-vous, Mesdames…
M. Georges vérifia que l’électricité était éteinte partout et qu’il avait bien ses clefs.
Le cinéma était désert, le film quelconque… Ça ne fait rien, la vie en couleurs tendres vous changeait les idées. « J’ai bien ri… » dit Cécile sur le chemin de retour, et tout le monde était content que Cécile eût ri. A la maison le couvert était mis : M’man Donzert mettait le couvert avant de partir, cela faisait accueillant en rentrant. Il y avait du vol-au-vent[153] ce soir, Cécile aimait le vol-au-vent, l’appétit revenait.
147
procéder, sans se faire remarquer à ses propres travaux — незаметно заниматься своими собственными делами.
150
les cabinets dans l’escalier — уборные на лестничной клетке. (В старых домах Франции уборные расположены на лестничных площадках)
151
Je ne tenais pas à ce que Cécile épouse un ouvrier — Я не хотела, чтобы Сесиль вышла замуж за рабочего.