Vint l’heure de se mettre au lit… Cécile couchée sur le dos, le visage plein de crème, essayait de ne pas salir la taie d’oreiller. Martine revenue de la salle de bains passait sa chemise de nuit :
— J’ai pensé dans mon bain… dit-elle, se glissant dans les draps, — au fond, le jour où je m’en irai, ton mari pourrait coucher à ma place… Comme ça, il n’y aurait rien de changé.
— Oh, non ! Jacques, c’est fini. Et puis, maman ne l’aime pas. Il ne va pas du tout avec le genre de la maison[154].
— Alors… pas de Jacques.
Martine tourna le bouton de la radio qui éleva la voix. Puis au bout d’un moment elle la lui baissa.
— Cécile… Tu ne dors pas ? Qu’est-ce que tu penses de M. Genesc, tu sais celui que Mme Denise a amené avec elle, au bar rue de la Paix… quand nous sommes rentrés de la ferme… Un homme pas grand… il est quelque chose dans une usine de matières plastiques…
Cécile ne répondait pas, et Martine croyait déjà qu’elle dormait, quand elle entendit sa voix rêveuse :
— Cela ne serait pas pour me déplaire… les matières plastiques…
Martine n’arrivait pas à s’endormir. Les aveux de Cécile, lorsqu’elle avait compris le rôle que pouvait jouer un appartement… Tout l’échafaudage de ses rêves avait failli s’écrouler autour d’elle ! Si Cécile avait tenu à Jacques…[155] Heureusement, non, elle n’y tenait pas. Martine pouvait garder son appartement et ses rêves sans remords. Mais elle avait envie que Cécile se mariât.
Martine passa à ses songes familiers : elle ne pouvait pas se décider pour le lit… un matelas à ressorts, c’est entendu, mais de quelle marque ? Il y avait aussi la question de la toile : à ramages, c’est entendu… mais blanc sur gris, ou bleu ciel et gris ? Martine se tourmentait. Il fallait que Daniel se dépêchât de gagner sa vie. On achèterait tout à crédit. Martine était tout à fait décidée de ne pas aller s’enterrer à la ferme du père Donelle. Daniel devait se faire « paysagiste », puisque, à son école, il y avait un cours spécial pour la création des parcs et jardins… Il « paysagerait » les propriétés de gens riches et gagnerait beaucoup d’argent.
C’est très joli, la rose à parfum, mais Martine était finalement de l’avis du père de Daniel. Cela pouvait devenir plus coûteux que la Bourse ou les cartes. Elle espérait bien que la passion de Daniel se tasserait, il ne fallait pas le brusquer.
Daniel l’attendait dans la quatre-chevaux, devant la porte de l’immeuble :
— Tu vas bien ?
— Et toi ?
Ils ne s’embrassaient pas, ils se regardaient, Martine assise à côté de Daniel, Daniel ne démarrant pas. C’est à peine s’ils se parlaient avant d’arriver à cet hôtel où ils avaient pris l’habitude d’aller quand Daniel venait de Versailles.
Ils ne s’étaient pas vus depuis huit jours.
Le lendemain matin Daniel se réveilla avec Martine dans ses bras. Il avait une faim de loup et une soif extraordinaire. Martine disait quelque chose. Qu’est-ce qu’elle racontait ? Elle s’était décidée pour un matelas… Quel matelas ? A ressorts ? Et alors ? Écoute, Martine, je ne comprends rien à ton histoire… Hop ! on va manger !
Un mois de septembre, on dirait un mois d’août… Au café boulevard Saint-Michel on était les uns sur les autres. Des jeunes, barbes en collier, des blue-jeans collant aux mollets… Martine était la plus belle de toutes les filles, un oiseau lisse et brillant, parmi les autres avec leurs pantalons collants, leurs queues de cheval, les pieds nus en sandales… Martine était en blanc avec des rangs de perles au cou, les cheveux noirs coupés très court, parfaitement coiffée, le visage lisse, chaque poil des sourcils bien horizontaux brillait, les cils noirs, courts et drus, encadraient nettement les yeux. Une déesse !
— Alors, un matelas à ressorts ? A quoi bon ? demanda Daniel après avoir mangé.
Martine se fâchait presque : cette façon qu’il avait de prendre à la légère quelque chose qui la préoccupait tant ! Elle le regarda. Avec ses cheveux en brosse, ses larges épaules et ce regard d’une innocence végétale c’était un homme, c’était un enfant, c’était Daniel qu’elle avait attendu toute sa vie et qu’elle avait.
Martine se mit à lui raconter l’histoire de Cécile. Soudain il s’assombrit.
— Qu’est-ce que tu as, Daniel ?
— Rien…
— Tu n’es pas content d’être avec moi ?…
— Hein ?… Si, si…
Sa bouche crispée devint très grande. Les joues se creusèrent. Il fumait sa pipe par petites bouffées rapides. Son œil vague se posa sur Martine :
— Tu sais ce qu’elle est ta Cécile ? Une huître…
Martine se ramassa[156] ; alors il se taisait pour penser à Cécile. Elle ne dit rien.
— Toutes pareilles… On sait que c’est en vie quand on met du citron dessus… C’est muet, c’est nacré, et c’est rare quand on y trouve une perle… Pourquoi ne lui donnes-tu pas ton appartement ? demanda Daniel.
Martine joignit les mains :
— Lui donner mon appartement ?…
— Elle y sera bien. C’est semi végétal. Tandis que toi… — Daniel regardait Martine de ses yeux vagues — tu es du monde animal, sauvage… Malheureusement, un animal dans les matières plastiques ! Si je te suivais, ce n’est pas dans la jungle que je me retrouverais, mais dans les grands magasins, rayon ménage et hygiène.
— Tant pis… — Martine sortit sa boîte à poudre. — Je ne crois pas que ça soit flatteur. Un animal dans les matières plastiques… Demande l’addition et on s’en va.
Daniel devait être à Versailles le lendemain à la première heure. Ils auraient pu retourner à l’hôtel, cela leur arrivait. Daniel alors se levait à six heures… Mais il ne le lui proposa pas. Il demanda l’addition et reconduisit Martine chez elle. « A bientôt ! » dit-il, et la quatre-chevaux disparut à toute vitesse.
XVI. OUVERTURE DE CRÉDIT
L’appartement était tel que l’avait rêvé Martine : aéré, clair, coloré, lisse. Vide encore, juste le lit à ressorts, trois tabourets en tube métallique et le dessus d’un jaune étincelant en matière plastique, une table de cuisine en bois blanc, pliante, prêtée par M’man Donzert. On ne pouvait encore inviter personne. Daniel était plongé dans l’étonnement… Il était supposé vivre ici, bien sûr, mais tout cela était à Martine, et il n’y avait que Martine elle-même là-dedans qui était à lui. Martine avait mis dans le lit toutes ses économies, et elle obtînt de Daniel qu’il demandât à son père l’argent pour acheter des chaises : il fallait bien s’asseoir sur quelque chose… Daniel grinça des dents, mais écrivit à son père et reçut l’argent, sans commentaires. Cet appartement allait être une source d’embêtements, pourquoi Martine s’était-elle lancée là-dedans ! Après cette lettre Daniel ne revint pas dans l’appartement de deux semaines[157], aussi Martine ne lui demandait-elle plus rien. Elle se débrouillait bien toute seule.
Mais Daniel restait à Versailles pas seulement parce qu’il boudait, il y avait les examens qui approchaient, et Martine pensait qu’après tout il valait mieux ne pas laisser envahir son royaume par les examens de Daniel, les livres, les cahiers, les cendres de sa pipe secouées n’importe où, la cafetière toujours sur la table et des verres, des bouteilles… Bref, l’univers de Daniel où elle ne pouvait pas mettre de l’ordre.