Elle préférait n’avoir de Daniel que sa personne, nette de tous ces bagages[158]. Pendant ce temps, Martine s’habituait à sa vie indépendante sans M’man Donzert, sans Cécile, sans M. Georges.
La vie secouée pendant quelques jours par le déménagement, avait repris son rythme. Martine sortait, entrait, préparait à manger, se couchait, se levait. Tous les samedis elle allait dîner chez M’man Donzert, avec ou sans Daniel, et tous les jours en rentrant du travail elle téléphonait à Cécile d’un bistrot, à côté de sa maison pour prendre des nouvelles de tout le monde. Il n’y avait pas de téléphone dans son nouvel appartement et cela rendait les absences de Daniel plus profondes. Martine était patiente. Elle avait déjà tant attendu Daniel. Elle attendrait encore et bientôt ils seraient ensemble tout à fait, toujours et pour toujours.
Daniel commençait à s’habituer à ces deux pièces vides, avec de l’eau bouillante distribuée par la maison[159], les trois tabourets en tube métallique à siège jaune, l’ampoule sans abat-jour, les couverts, les deux tasses, les deux assiettes achetées à l’Uni-Prix… C’était bon de camper ainsi, comme on a besoin de peu de choses en réalité… Ils avaient une joie d’être ensemble, une joie haletante…
Une fois, arrivant comme toujours à l’improviste, à cause de cette absence de téléphone, Daniel trouva Martine dans la cuisine avec un monsieur. Elle parut gênée. C’était un homme correctement vêtu, assez grand, une petite moustache en brosse. Il fallait le regarder de près pour voir que ses manchettes étaient élimées et le visage avait beaucoup de rides. Martine un peu plus rose que d’habitude, dit :
— Monsieur est représentant d’une maison[160] qui vend à crédit.
— Établissement Portes et Cie… Monsieur Donelle, je crois ?
Le monsieur se leva.
— Parfaitement… — Daniel se versa de l’apéritif[161] dans le verre de Martine et s’assit sur le radiateur.
— Madame a choisi un ensemble-studio[162], le voici, — le représentant ouvrait devant Daniel un catalogue, — Madame a un goût excellent… C’est jeune, moderne… du chêne verni, naturel, de qualité irréprochable. L’armoire à glace, la table-portefeuille[163]. Le bahut pour la vaisselle est tout à fait suffisant pour un service de table et la verrerie…
— Tu comprends, dit Martine, excitée, l’armoire on la mettrait dans la chambre…
— Madame est très pratique, approuva le représentant, le petit divan vaut plusieurs chaises, et si vous avez quelqu’un à coucher… Au-dessus il y a un rayon pour les livres…
— Vous ne vendez pas de livres à crédit ? s’enquit Daniel.
— Non, Monsieur… Je regrette.
— Vous en vendriez, je crois… Au mètre, juste ce qu’il faut pour remplir le rayon.
Le représentant le regarda furtivement :
— Laissez-moi le catalogue, Monsieur, dit Martine, je vais réfléchir… Je ne sais pas si je ne préfère pas carrément une salle à manger.
Le représentant parti, Martine disparut dans la salle de bains et Daniel resta seul à siroter l’apéritif. Elle revint d’ailleurs très vite, en peignoir de bain, une serviette autour des cheveux. Belle comme un beau jour. Daniel lisait un journal. Elle cassa les œufs, fit une omelette… Ils mangèrent en silence.
— J’aimerais autant, dit enfin Martine, que tu ne me couvres pas de ridicule devant les gens[164].
— Tu n’as pas besoin de moi pour cela… répondit Daniel. Il se leva, posa son couteau, le morceau de pain qu’il allait porter à la bouche… Martine entendit claquer la porte d’entrée.
Au bout d’une semaine, elle reçut de lui un petit mot tendre : il était en plein boulot. Encore une dizaine de jours, et voilà Daniel revenu, les traits tirés, pâle, mais plein d’un rire prêt à déborder… « Mon Martinot ! » Et pas un mot sur ces malheureux meubles à crédit.
XVII. DANS UN DE CES IMMEUBLES NEUFS
Les meubles n’arrivèrent qu’au mois de juin. Et avec les meubles, le service de table, la verrerie, les casseroles… D’un seul coup Daniel trouva l’appartement meublé. Comme dans un dessin animé. Tout cela, Martine l’avait fait dans son dos[165]. Mais il venait de passer les examens brillamment : classé premier de sa promotion, le ministère le gratifiait d’une médaille de vermeil[166], il allait bénéficier d’une bourse de stage[167] dans une exploitation publique ou privée. Daniel n’avait pas le cœur de[168] détruire sa propre joie, ni le bonheur excessif de Martine, allant et venant parmi ses affaires neuves…
Ce soir, en pendant la crémaillère[169], on fêtait le diplôme de Daniel dans le nouveau studio-salle à manger. Il y avait Cécile et ce Pierre Genesc qui était quelque chose dans les matières plastiques, Mme Denise avec son ami, Ginette… Martine était une de ces cuisinières qui jamais ne ratent une mayonnaise, ni un soufflé. Cécile avait apporté radio et pick-up. D’ailleurs elle allait les laisser à Martine, on ne pouvait imaginer Martine sans musique, pauvre Martine qui n’avait que le petit poste merveille, sans fil reçu comme cadeau de mariage de Mme Denise, il lui fallait un vrai. Martine resplendissait, elle jetait de la lumière sur l’ensemble studio, sur les casseroles, sur les dessous-de-plat, les assiettes en matière plastique de couleurs vives, sur les tableaux au mur.
— Je croyais, dit Daniel, que tu préférais la toile propre à la toile couverte de peinture ?
— Laisse donc, Daniel… tu ne comprends rien à l’ameublement. — Martine s’enfuit dans la cuisine.
Daniel regardait avec stupeur les tableaux : il s’était souvent demandé en passant avenue de l’Opéra qui pouvait bien acheter ces œuvres d’art exposées chez les grands papetiers, ces têtes de chiens, ces chasseurs… Eh bien, c’était Martine qui achetait ces tableaux…
A part Pierre Genesc tous les invités avaient été à la noce de Martine avec Daniel. Un an déjà ! Daniel submergé par les examens n’avait pas songé à amener quelques camarades de École D’ailleurs où les aurait-on mis. C’était petit, petit, là-dedans. Oui, mais Ginette n’avait pas de cavalier…
— Vous en avez, je suis seule, moi… Pierre n’a d’yeux que pour Cécile, tous les hommes sont en main… dit Ginette. On riait. « Curieux, se disait Daniel, voilà une femme qui travaille, qui élève son fils, en fille-mère[170] méritante, et, pourtant, on l’imagine, très bien à un coin des boulevards attendant les clients… » Daniel exagérait, Ginette était une petite femme gentille, moelleuse, avec de la poitrine, des hanches, la taille fine, les mains et les pieds potelés.
— Formidable, dit Daniel, pensif, quand on avait déjà bu aux jeunes mariés, à la fin de ses études, à l’ensemble-studio, aux talents de cuisinière de Martine, — formidable, dit-il, de voir d’un coup quatre femmes comme vous autres…
Ce cri de cœur fit rire tout le monde. Les femmes en étaient heureuses, c’est agréable, les compliments aussi sincères…
— Les hommes ne sont pas mal non plus… dit l’ami de Denise.
— Il en manque un… C’est vrai personne ne veut me prêter le sien ? dit Ginette.
N’ayant pas d’homme elle jouait à préférer Daniel. Daniel jouait l’insensible, elle l’éprise… On s’amusait beaucoup. Ginette, Martine et Denise s’étaient mises à raconter des histoires de l’Institut de Beauté.
164
que tu ne me couvres pas de ridicule devant les gens — чтобы ты не делал из себя посмешище.