— Tu veux coucher avec moi ? Je te fais une petite place, demanda-t-elle.
— Je suis malade, maman, j’ai froid, je vais me remuer, je te réveillerai. Voici les billes à Dédé, elles m’ont fait bien plaisir.
Elle tira deux billes d’une poche profonde.
— Garde-les, grosse bête… je lui donnerai autre chose.
Marie fourra les billes dans la poche de Martine.
— Tu ne vas tout de même pas passer la nuit près de la cuisinière, malade comme tu es, tu risquerais de tomber dessus…
— Je pourrai aller coucher chez Cécile…
Marie leva la main…
— Tu resteras à la maison ! Je vais m’expliquer avec la coiffeuse… C’est déjà à cause d’elle et de sa Cécile qu’on m’a prise ma grande et qu’on l’a mise dans un préventorium[6] ! Elle n’a pas besoin des allocations[7], la coiffeuse, ça se voit, cela lui est égal qu’on enlève vos enfants ! qu’on arrache une fille à sa mère…
Marie peu à peu s’était remise à crier. Martine se leva, adossa sa chaise au mur, en prit une autre, la mit en face pour étendre ses jambes. Marie criait. A côté, on n’entendait plus bouger les gosses : ils dormaient dans le noir ou préféraient se taire. Martine se demandait si Marie criait depuis longtemps. Engourdie par la chaleur elle ne l’écoutait pas et déjà Marie se calmait.
La baraque plongée dans l’obscurité respirait, ronflait, traversée par le trottinement des rats… Martine ne dormait pas : en cette saison, les nuits sont longues. Elle pensait au fils Donelle, Daniel, fils de Donelle Georges, l’horticulteur, qui avait des plantations de rosiers à une vingtaine de kilomètres du pays. Daniel Donelle faisait depuis toujours partie du monde familier de Martine, comme la forêt, l’église, les pavés de la rue Centrale. Daniel avait des cousins dans leur village. Pour Martine, Daniel était le plus beau.
Daniel faisait ses études à Paris, où il habitait chez sa sœur, Dominique, mariée avec un fleuriste, boulevard Montparnasse[8].
En 1944 les Boches l’arrêtèrent pour vérification de papiers sur la route[9]. Ils trouvèrent sous le beurre et les œufs, dans le panier attaché au porte-bagages de son vélo, du matériel suspect : de l’encre d’imprimerie et des tampons vierges[10]. Le maire avait beau affirmer[11] qu’il avait demandé à Daniel de lui rapporter ce matériel pour les besoins de la mairie. Daniel était condamné à mort avec ses dix-huit ans, sa force et son rire. Il avait failli devenir[12] un jeune martyr, mais grâce à la Libération ne fut qu’un jeune héros quotidien.
Quant à Martine, guerre ou pas, occupation ou pas, et aussi loin qu’elle pouvait se souvenir des jours de sa vie, elle y trouvait l’attente de Daniel. C’était ainsi depuis toujours. Martine vivait avec l’image de Daniel en elle, et lorsque cette image se matérialisait, qu’elle voyait Daniel apparaître en chair et en os[13], le choc était si fort qu’elle avait du mal à[14] garder l’équilibre. Martine sur ses chaises dans le noir pensait à Daniel Donelle.
La cuisinière refroidissait. Martine ne dormait toujours pas et maintenant elle avait froid.
Elle s’était installée sur les chaises pour ne pas coucher avec sa mère, dans ses draps lavés deux fois l’an. Mais rester toute une longue nuit sur deux chaises, quand on ne dort pas, c’est dur et c’est long. Elle se serait bien couchée sur la table, mais il y avait des rats qui s’y promenaient à cause des restes, on les entendait courir… Ils frôlaient Martine au passage. Martine les yeux ouverts dans le noir pensait à Daniel Donelle.
La mère ne devait pas dormir elle non plus, parce qu’elle dit soudain :
— Après tout tu peux aller coucher chez Cécile. Le père peut revenir cette nuit, ivre comme toujours.
Dans le noir Martine attrapa sa veste et se dirigea vers la porte. Elle entra dans une autre nuit pleine d’air, de pluie et courut sur la grande route. Quelle heure pouvait-il bien être ? Et s’il était trop tard pour frapper chez Cécile ? Elle ne verrait l’heure que sur le cadran de l’église, et encore si le clair de lune venait dessus… Mais aux premières maisons du village elle sa rassura : Puisqu’il y avait encore de la lumière chez le père Malloire, il ne pouvait être bien tard. Les rues étaient vides, mais ici et là, c’était éclairé… chez le gazier, chez le notaire. L’horloge se mit à sonner. Dix heures ! C’était la limite… Martine arriva à la maison de la coiffeuse. Elle frappa à la fenêtre. La porte s’ouvrit et dans l’ombre apparut la coiffeuse :
— Martine… C’est à cette heure que tu viens ? Il n’y a rien de cassé ?[15]
— Maman m’a dit qu’elle aimait mieux que je file, vu que[16] le père allait venir ce soir.
— Bon… entre, ma fille.
II. MARTINE-PERDUE-DANS-LES-BOIS
Le père… On l’appelait le père, bien que Marie Vénin l’eût épousé quand elle avait déjà ses deux aînées, de pères différents et tous deux inconnus.
Le mariage était le résultat de tractations entre le curé du village et le maire. On disait que le maire était le père de l’aînée des gosses ; il était coureur, or, il y a quinze ans, il n’y a pas à dire, Marie était une fort belle fille, qui faisait courir les hommes.
Le maire obtint du Conseil municipal qu’on accordât à Marie un terrain au bout du village. Il était entendu qu’elle prendrait pour époux Pierre Peigner, le bûcheron.
Pierre Peigner était travailleur, bien qu’un peu porté sur le boisson[17]. Il accepta la femme avec les deux gosses. Il reconnut les deux aînées, tant il était épris de Marie, heureux d’avance de tout ce que la vie allait bientôt lui apporter d’inattendu, et le bien-être, et une femme bien à lui. Une femme qui ressemblait à une grande fleur de soleil, avec ses cheveux dorés autour d’un visage hâlé et rond. Elle était coquette, et si elle se lavait rarement, elle mettait une fleur dans ses cheveux jamais peignés, un collier autour du cou. Que pouvait-il rêver de mieux, Pierre Peigner, enfant de l’Assistance ?[18]
Pour commencer, il bâtit une cabane en vieilles planches, comme le font les bûcherons près d’une coupe de bois, le temps de la coupe[19]. Il se mit à défricher le terrain, à bêcher, à semer, à planter, et lorsque le maire, qui venait de temps en temps faire une petite visite aux jeunes mariés, lui a reproché que la cabane ne fût pas bien réjouissante à voir, Pierre Peigner lui dit avec indignation qu’il ne pouvait s’occuper de tout à la fois, que ce n’était là qu’un début, qu’il fallait lui laisser le temps de souffler, que tout allait être refait convenablement avec de jolies couleurs, que Marie planterait des fleurs, et que même, s’il voulait savoir, il y aurait un jet d’eau et une allée avec du gravier.
Il y avait de cela des années. La première fois que Pierre Peigner avait surpris Marie avec un homme, tout changea. Pierre comprit qu’il n’y avait rien à faire : il pouvait crier, sortir son couteau, lever et abattre les poings, rien n’aurait pu contrecarrer la passion que Marie avait pour les hommes.
Pierre allait coucher dans le bois, il buvait. Un beau jour il revint pour annoncer qu’il voulait divorcer. Ils divorcèrent au grand étonnement de tout le village où cela ne s’était jamais vu. Après quoi Pierre Peigner revint chez Marie et continua à travailler le bout de terrain et à rapporter à Marie l’argent qu’il gagnait ici et là. Mais il avait des idées sur l’honneur et il ne voulait pas que les gosses que Marie pourrait avoir portassent son nom.
6
qu’on l’a mise dans un préventorium — ее поместили в преванторий — лечебное заведение, куда помещают больных в начальной, незаразной стадии туберкулеза.
7
elle n’a pas besoin des allocations — ей не нужны пособия (имеются в виду пособия, выдаваемые многодетным семьям).
9
les Boches l’arrêtèrent pour vérification de papiers sur la route — немцы остановили его на дороге, чтобы проверить документы.
10
l’encre d’imprimerie et des tampons vierges — типографскую краску и штемпельные подушечки, не бывшие в употреблении.