— Et alors ?
— Mais, c’est que ces clientes étaient celles de la maison !
— Et alors ?
— Mais voyons, monsieur, elle soulevait des clientes à la maison ! Cela ne se fait pas ! Mme Denise l’a renvoyée… Remarquez que si je suis là, c’est pour dire à Martine que moi, leurs idées sur la correction, je m’en balance[248]… On est amies ou on ne l’est pas. Denise est une vache, toujours du côté du patron…
Daniel bourrait sa pipe. Encore une histoire ! A tout bout de champ[249], une histoire…
— Mais les autres sont un peu de l’avis de Denise, ils prétendent que cela ne se fait pas, que c’est une indélicatesse… Vous êtes, ennuyé, monsieur, je vois bien… Il ne faut pas, je venais justement dire à Martine que j’avais une copine qui travaillait dans une maison très bien et qu’elle pourrait y entrer facilement. Ne soyez pas ennuyé comme ça, monsieur Donelle…
Elle posa une main dégantée, très douce, molle, aux ongles nacrés, roses sur la main de Daniel. Daniel prit sa main et se pencha sur Ginette pour baiser ses lèvres d’un si joli rouge. Elle se laissa faire.
— On s’en va ? dit Daniel.
Elle se leva sans un mot. Ils descendirent l’escalier sans un mot, conscients tous les deux qu’ici ils étaient encore chez Martine. Dans la rue Daniel dit :
— On va chez vous ? Où habitez-vous ?
Daniel la fit monter dans la voiture. Il avait soupé de Martine[250]. Il en avait marre[251] de Martine. Elle était tout ce qu’il détestait au monde, vulgaire, commune dans sa manière de vivre et de penser, une petite bourgeoise… Tout chez elle était mesquin et de mauvais goût. Il conduisait, freinait et débrayait, malmenait la voiture comme s’il avait sous la main Martine.
Ginette habitait aux Ternes, un immeuble comme tous les immeubles, avec une odeur de soupe aux poireaux dans l’escalier. Sur les paliers, de derrière les portes, venaient des voix, des cris d’enfants, le bruit de la radio… Ginette ouvrit une de ces portes.
— N’allume pas… demanda Daniel.
Martine eut tout le temps de se remettre du coup qu’avait été pour elle le renvoi de l’Institut de Beauté : la disparition de Daniel durait, jamais il n’avait disparu si longtemps. Et pas un mot, pas un signe. Martine s’était décidée à téléphoner à la ferme et même plusieurs fois. On lui répondait que Daniel était absent. Avec l’aide de Ginette elle avait très rapidement trouvé du travail dans un salon de coiffure, elle y était mieux payée qu’à l’Institut. Mais ce n’était pas la même chose, un endroit cossu et cher d’accord, pour femmes riches, mais pas pour le Tout-Paris[252] qui donne le ton, et Martine, qui avait appris à être snob, se sentait diminuée.
Après la fermeture du salon de coiffure, elle allait chez les clientes à domicile.
Dans cette triste affaire, elle avait au moins acquis le droit d’avoir une clientèle particulière sans se cacher : elle ne devait pas cette clientèle à ses patrons actuels.
Martine se tuait au travail pour tuer le temps. Elle allait rarement voir les siens, porte d’Orléans, où les préparatifs du mariage de Cécile battaient leur plein[253].
Il fut célébré avec pompe à l’église Sainte-Marguerite, avenue d’Alésia. Une foule de badauds attendait l’apparition de la mariée… jamais on n’en avait vu de plus adorable et de plus virginale. Un monde fou. Des voitures, des voitures, des toilettes. Il faisait un temps divin, le lunch[254] attendait les invités au Bois. Cécile en tailleur rose ciel était incomparable. Il venait de la même maison que sa robe de mariée, et le jeune couturier, pour qui ce grand mariage était un test[255], s’était surpassé. Au Bois la terrasse était décorée de lilas blancs, uniquement. Cécile avait téléphoné à Daniel pour demander un conseil concernant la décoration florale, les prix. Pour Cécile, Daniel avait été là, à elle il avait répondu, Il était même venu au mariage. Il était là…
Il avait apparu chez Martine pendant qu’elle s’habillait pour le mariage. Elle était dans un état étrange, les mains tremblantes, des tics autour de la bouche… Daniel dit d’une voix dure :
— Qu’est-ce qu’il y a qui ne va pas ?
Sur quoi les larmes coulèrent sur les joues de Martine, et elle dut recommencer le maquillage.
— Allons, allons… dit Daniel, et c’est assez pour que le sang rafflue et colore les levers blêmes de Martine. Elle avait eu si peur d’avoir à paraître seule à ce mariage, seule dans cette foule où elle ne connaissait presque personne… Et Denise qui serait là verrait immédiatement combien elle était seule, abandonnée.
Daniel la regardait refaire son maquillage et dit encore une fois :
— Allons, Martine-perdue-dans-les-bois…
Elle leva sur lui ses yeux éteints, tourmentés, et sourit.
Martine portait le même tailleur que Cécile, mais en bleu ciel. Cécile avait tenu à ce qu’elles fussent habillées pareil, comme dans le temps…
Mme Denise l’embrassa, très naturellement, souriante :
— Vous avez l’air fatigué, Martine, dit-elle, mais même la fatigue vous va bien… Vous exagérez[256], probablement, comme toujours !
Martine se laissa embrasser, mais ne répondit rien…
Il n’y eut qu’un lunch. Les jeunes mariés partaient pour l’Italie le jour même.
Daniel ramena Martine chez elle et lui dit au revoir dans la rue. Elle ne lui demanda rien, ni s’il voulait monter, ni s’il allait revenir, et quand ?… Elle poussa la porte, et, le temps de se retourner[257], la voiture de Daniel avait disparu. L’ascenseur la monta au sixième étage en un clin d’oeil. Martine était chez elle, pimpante dans son tailleur bleu ciel, belle, seule, ne sachant que faire de cet après-midi, de la soirée. Il n’y avait personne pour l’emmener, pour passer la soirée avec elle. Bon, elle allait profiter de cette journée vide pour se reposer.
Les rideaux tirés, couchée sur son matelas à ressorts, Martine songeait à la vie… Elle était physiquement épuise. Peut-être fallait-il qu’elle se reposât ? Si elle partait pour les vacances, comme tout le monde ? Eh bien, c’est ça, elle prendrait des vacances…
XXV. CHIENLIT[258]
Il n’y avait de place nulle part. Enfin à Antibes[259], elle trouva une chambre à un prix exorbitant. Et ici comme à Paris, elle avait l’impression que la vie passait à côté d’elle, la laissait en dehors.
A la plage tous les gens semblaient se connaître, se baignaient, jouaient, se disputaient ensemble, allaient par deux ou par bandes… Elle restait sur le sable, belle et seule. Des jeunes gens avaient essayé de plaisanter avec elle, mais elle, comme une sotte, s’était tue, et ils l’avaient laissée, gênés de leur propre audace. Un jour comme elle prenait un jus de fruit à la terrasse du café quelqu’un lui adressa la parole, de la table voisine… Un colon, venant d’Algérie pour affaires. Il faisait une randonnée d’agrément sur la Côte[260] avant de s’embarquer à Marseille, racontait-il. Elle accepta l’invitation à dîner. Il était encore tôt, et ils traînèrent un peu dans les rues, sur les remparts au-dessus de la mer. Le colon n’était pas désagréable à voir. Il parla de la guerre.
— L’Algérie restera française, au bout du compte, dit-il les yeux sur l’horizon.
Martine l’écoutait distraitement… c’était loin, l’Algérie derrière toute cette eau, derrière l’horizon. Elle avait entendu Daniel dire que les jeunes qui se laissaient embarquer pour faire cette guerre étaient des veaux.
255
pour qui ce grand mariage était un test —
260
la Côte или la Côte d'Azur — Лазурный берег. Так называется побережье Средиземного моря на юге Франции.