Le colon devenait pressant, banal. Une si jolie femme ! Seule ! Si lui, avait été son mari…
Martine regardait la mer, fascinante comme les yeux d’un serpent. Elle sentait une hésitation dans la voix du colon lorsqu’il répéta son invitation à dîner… Et l’accepta quand même.
Le colon avait une voiture et l’emmena dans un petit bistrot manger la bouillabaisse. On y était les uns sur les autres. Des femmes et des hommes, brûlés, noirs, en short, en pull-over de laine se conduisaient mal. On ne s’entendait pas dans ce bruit.
Le colon continuait à dire des banalités ; il parlait maintenant de la fidélité des femmes.
— Vous êtes contre la fidélité ? demanda Martine.
— Quand il s’agit de ma femme je suis pour ; quand il s’agit des femmes des autres je suis contre !
Martine s’efforça de rire.
— Hé ! — cria un des hommes bronzé noir, — la belle poupée et son amoureux, venez avec nous à « La Grande Bleue », plus on est fou, plus on s’amuse !
— Vous voulez ? demanda le colon qui commença à trouver qu’avec Martine cela n’allait pas assez vite… Il n’avait pas de temps à perdre, le lendemain, il s’embarquait, et ce dîner était de l’argent jeté à l’eau. Il y avait des filles pas mal à côté.
— Pourquoi pas ?
La soirée à « La Grande Bleue » fut tout ce qu’il y a de chienlit. Martine avait des nausées, la bouillabaisse[261] et un Champagne exécrable lui barbouillait le cœur. Le colon, entièrement occupé par une des filles, semblait l’avoir oubliée et Martine se demandait comment elle allait retourner à l’hôtel… Elle se leva, la baraque tournait autour d’elle. De l’air !
Un escalier extérieur menait directement à la plage. Martine le descendit. Elle eut un moment de désespoir… comment rentrer à cette heure de la nuit… Martine enleva ses chaussures et marcha pieds nus sur le sable dur. Cela lui fit du bien. Elle n’avait plus devant elle que la mer, bougeant à peine. Martine respirait profondément.
— Vous êtes comme moi, Madame…
Martine sursauta… qu’est-ce que c’était que celui-là encore ? Dans la nuit, une silhouette, en slip, avec une serviette-éponge sur les épaules.
— Vous venez vous baigner ? dit-elle d’une voix lasse.
— Mais… si vous voulez…
Martine ne s’était pas changée pour aller dîner, elle avait gardé sous sa robe son maillot de bain. Elle déboutonna la robe, l’enleva.
— Ne me quittez pas, dit-elle à l’inconnu, j’ai trop bu et mangé, je ne sais pas ce que l’eau froide va me faire…
Elle lui fit du bien. Martine nageait bien et l’inconnu aussi. Ils revinrent sur la plage essoufflés, mouillés, tombèrent sur le sable et s’embrassèrent, le cœur battant à éclater.
— Non, dit Martine.
Il la laissa aussitôt.
— Comme vous voulez.
— Je n’ai pas de voiture pour rentrer à Antibes…
— Je vous ramène.
L’homme déposa Martine devant l’hôtel. Ils ne s’étaient pas dit un mot. Il démarra aussitôt.
Martine subit le regard du portier de nuit : elle avait les cheveux qui pendaient en mèches mouillées, elle était nu-pieds…
Durant les deux semaines qu’elle avait encore à passer à Antibes, elle n’eut jamais à supporter la rencontre[262] avec quelqu’un d’entre les gens de cette nuit, à croire que cette nuit, elle l’avait rêvée. Elle ne parlait plus qu’à une gentille dame dont elle avait fait la connaissance à la plage : la gentille dame lui confiait ses deux gosses qui faisaient des pâtés à côté de Martine, pendant que la dame prenait des jus de fruits avec des messieurs, au bar, à deux pas.
XXVI. AVEUX SPONTANÉS DES MIROIRS
Quand Cécile revint en automne de son voyage de noce, elle était enceinte. M’man Donzert se mit aussitôt à tricoter la layette. Cécile aussi. Entourée d’attentions et de prévenances, comblée d’amour et de cadeaux, elle installait mollement son nid.
C’est cet hiver-là où Cécile attendait un enfant que Martine acheta à crédit une machine à laver. Elle n’avait plus rien acheté depuis longtemps, depuis qu’elle avait gagné les cinq cent mille francs et payé les traites les plus ennuyeuses. Et, soudain, voilà qu’elle se remettait à acheter à tour de bras[263] ! Et comme elle n’avait pas le temps de faire marcher la machine à laver et de repasser elle-même, il lui fallut, en plus, prendre une femme de ménage. La première femme de ménage de toute sa vie, jusqu’ici tous les travaux domestiques elle les avait faits elle-même.
Ensuite elle acheta une salle de séjour, en rotin[264]. Le prix en était exorbitant, déraisonnable ! Mais ces meubles, elle en avait besoin : il n’était pas rare maintenant que l’on vînt pour une partie de bridge chez Madame Donelle, et des gens très bien, très chics. Cela avait commencé par une invitation chez une de ses clientes, une bridgeuse acharnée… drôle d’idée avait grogné le mari de la dame, un haut fonctionnaire du ministère des Finances, inviter sa manucure ! Il changea d’idée en voyant Martine, si belle, et, pour le bridge, sensationnelle. De fil en aiguille[265], Martine fit connaissance avec les amis de sa cliente et les amis des amis… On l’invitait à dîner avant le bridge, à souper après. En dehors du jeu ces relations ne devenaient ni amicales, ni intimes.
Elle ne voyait que rarement les siens. Dans sa nouvelle place, elle ne s’était point fait d’amis et, au bout du compte, le bridge était encore son lien le plus sûr avec l’humanité. Elle sortait, elle recevait… De là, l’idée de meubler à neuf son appartement. Martine avait vu maintenant des « intérieurs » des hôtels particuliers avec des meubles anciens et modernes, le luxe, la qualité. Elle était sûre qu’on devait se moquer d’elle, de sa salle à manger-cosy.
Il lui fallait des meubles qui la feraient passer d’un panier à l’autre[266], pensait-elle. Si Daniel était revenu comme avant, elle n’aurait eu besoin de rien… Mais Daniel se contentait de lui rendre une petite visite de temps en temps. Martine adhéra à un club de bridge et elle acheta une voiture. Il lui avait fallu, pour la voiture, emprunter de l’argent à l’une de ses clientes.
Au salon de coiffure la patronne lui avait déjà dit avec un certain étonnement où perçait l’inquiétude : « Vous en achetez des choses, Martine ! On vient à chaque instant me demander le montant de votre salaire[267] et si vous êtes une employée sérieuse… Je ne comprends pas comment vous vous en sortez ! Vous êtes sérieuse, c’est vrai, mais point millionnaire, ou vous ne vous mettriez pas manucure[268]. »
Dans le nouveau salon de Martine, les invités, avant le jeu admiraient l’appartement, la façon dont tout était prévu pour le moindre effort. Ils s’émerveillaient de voir comment à Paris on pouvait créer avec trois sous un intérieur ravissant ! En allant se laver les mains, on remarquait avec discrétion le pyjama du mari, de ce mari toujours invisible, mythique. Les cocktails, les sandwiches, les petits fours étaient parfaits, ainsi que le souper froid. « Une maîtresse-femme »[269], disaient les partenaires de Martine. Mais il est certain que si un jour, elle avait eu l’idée Saugrenue d’aller voir quelqu’un d’entre ces gens, hommes ou femmes, si elle était venue leur dire : « J’ai des ennuis… », « Je suis malade… » ou « Mon mari me trompe, je suis malheureuse… » ils n’en seraient pas revenus d’étonnement[270]. Martine était devenue pour eux, finalement, quelque chose comme le jeu de cartes lui-même.
266
qui la feraient passer d’un panier à l’autre — которая помогла бы ей перейти из одного круга в другой.
270
ils n’en seraient pas revenus d’étonnement — они никак не могли бы прийти в себя от изумления.