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La route avait depuis longtemps perdu ses airs d’autoroute et coulait modestement traversant des pays, plongeant dans les bois. C’est en bordure d’une grande forêt où se tenait la petite ville de R… que Martine se retrouva en pays de connaissance. L’autobus s’arrêta longuement près de la gare, se vida et continua son chemin, à travers le centre de la ville. Voici la place avec le château historique… « J’aimerais me perdre dans les bois avec toi… »

Chaque pierre, chaque arbre, chaque maison, changement, disparition, rien ne pouvait échapper ici à Martine, à sa mémoire infaillible… Elle reconnaissait et remarquait chaque détail. Le car entrait dans la profondeur humide des grands bois. Ici, on n’avait touché à rien, ici Martine était chez elle. Elle n’aurait pas pu se perdre parmi ces arbres, elle les connaissait presque un à un.

La « gendarmerie nationale » était la première maison du village. Martine croqua son bonbon, l’avala et en mit un autre dans la bouche.

Elle reconnaissait les cahots de la rue mal pavée du village. Le village avait rajeuni, de vieilles façades disparues sous un crépi neuf… Il y avait des maisons récemment bâties, une pompe à essence… Le car tourna péniblement et s’arrêta sur la place. Martine descendit.

Elle fit quelques pas, tout engourdie… Fouilla nerveusement dans son sac pour chercher un bonbon. Martine traversa la place, entra sous la voûte, poussa la porte sur laquelle on pouvait lire : ETUDE.

— Maître[307] Valatte ? De la part de ?… Mais certainement ! Je vais prévenir Me Valatte… asseyez-vous, Madame…

Le clerc disparut derrière une porte matelassée, pendant que les quatre dactylos jetaient à Martine des regards en dessous… Martine portait un vaste manteau, très court, et lorsqu’elle s’était assise, croisant les jambes on lui voyait les genoux… ses cheveux coupés à la dernière mode étaient tenus par un petit carré de soie noué sous le menton… elle tapotait d’un gant nerveux ses doigts dégantés, aux ongles parfaits, longs, roses nacrés. Son visage savamment fardé était, bien qu’un peu bouffi, d’une grande beauté…

— Voulez-vous donner la peine d’entrer…

Me Valatte avait la tête toute blanche ! Lui si brun autrefois. Le visage encore jeune pourtant.

— Vous m’annoncez une « succession », maître Valatte… De quoi s’agit-il ?

Me Valatte avançait un siège, s’installait lui-même devant son bureau, ouvrait un dossier, le feuilletait :

— Eh bien, Madame, il s’agit d’un terrain qui a quand même deux mille mètres carrés… Et qui vous revient entièrement puisque de tous les enfants encore vivants de la défunte Marie Vénin, vous êtes la seule légitime…

— Ah bien, fit Martine, je ne m’en doutais pas…

— C’est ainsi pourtant… Votre sœur aînée est morte, comme vous devez le savoir.

— Non, Monsieur… je ne sais rien… Je n’avais plus aucun contact avec ma famille…

— Eh bien… votre père adoptif, Pierre Peigner, s’est tué en tombant d’un arbre… Ici, au village. On avait souvent recours à lui pour l’élagage…[308] Malheureusement, il buvait…

— Et les petits ?

— Les petits sont depuis longtemps des grands, chère Madame. Ceux qui sont vivants, car deux d’entre eux sont morts, de tuberculose, comme leur sœur… Leur demi-sœur. L’un après l’autre. Les conditions de vie… Il y en avait un qui s’est engagé dans la Légion[309], et les deux autres sont allés le retrouver en Algérie. Je ne saurais pas vous dire ce qu’ils y font… je suppose, la guerre. Votre mère vivait toute seule les derniers temps.

— Toujours dans la même baraque ?

— Oui, je regrette…

Martine rit d’une façon si déplacée que l’œil de Me Valatte s’éteignit.

— Alors, dit Martine, qu’est-ce que je dois faire ?

— Il y a quelques formalités à régler[310]

— Il y a à payer ? Parce que s’il y a à payer, je ne marche pas[311]… Je ne veux rien débourser.

— Alors, il faut vendre, madame Donelle…

— Bien sûr… — Martine se leva. — Je laisse cela entre vos mains… Il n’y a pas de clef ?

— Non, Madame, j’avoue… Je me demande d’ailleurs si une clef existe. — Me Valatte ouvrit la porte : — Vous avez votre voiture, Madame ?

— Non, je suis venue par le car.

— Si vous vouliez visiter les lieux, je suis à votre disposition pour vous y conduire…

— Vous êtes trop aimable… Ce n’est vraiment pas loin, je vais y aller à pied.

Me Valatte s’inclina encore une fois :

— Je m’occupe de votre affaire, Madame… Mes hommages…[312]

Martine suivit la rue… Le bureau de tabac où elle venait chercher des allumettes. La devanture de la marchande de couleurs était aussi poussiéreuse que dans le temps… Devant la maison du père Malloire, un vieillard était assis dans un fauteuil de rotin déverni… Serait-ce le père Malloire lui-même ? Son potager, au-delà de la maison, n’était pas cultivé, un rosier sauvage s’appuyait lourdement à la clôture. Le vieux, le menton sur sa canne, suivait Martine du regard. La maison du père Malloire était la dernière du village, après il n’y avait que les champs et la route goudronnée. Martine dépassa le tournant, le chemin qui menait directement à la cabane : elle ne voulait pas l’affronter tout de suite, elle avait envie de se promener dans la forêt… Personne ne l’attendait, nulle part, elle n’avait pas d’heure.

Martine s’enfonçait dans la forêt… Elle éprouvait un soulagement, elle respirait de toute sa peau, elle était le poisson qui a retrouvé l’eau. C’était pour la première fois depuis l’annonce faite par Daniel, qu’elle sentait quelque chose en dehors de l’intolérable. Les parfums de la forêt venaient au-devant d’elle. Voici la clairière qu’elle savait. Elle s’assit sur une grosse pierre et se mit à regarder la surface verte, d’un vert pas naturel, chimique vénéneux, les herbes gorgées d’eau recouvrant le marécage… S’enfoncer là-dedans… La pire de morts lentes. Martine renversa la tête. Le ciel était bleu et les troupeaux de moutons blancs et frisés y passaient en paix. Martine se leva et tout de suite obliqua de côté[313] cherchant la terre ferme… Les grands sapins, les aiguilles jonchant la terre vernies et brillantes comme un parquet vitrifié[314]. Oh ! une coupe… Martine sentit un vide dans la tête et pressa le pas dans la direction de la nationale qu’on voyait très bien maintenant que les arbres étaient abattus.

Elle marchait entre les souches toutes fraîches. Devant elle, sur la route, filaient des voitures. Un petit fossé, et la voilà sur le bord de la nationale… Les voitures se suivaient dans les deux sens… Bjik… bjik… faisaient-elles au passage.

Martine décida de marcher jusqu’à l’hostellerie. De là, elle prendrait le chemin direct pour la cabane. Si l’hostellerie était encore là.

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307

Maître — мэтр, обычное во Франции обращение к нотариусу.

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308

on avait souvent recours à lui pour l’élagage — при подрезке деревьев часто прибегали к его услугам.

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309

la Légion — Иностранный Легион, куда вербовались французы и иностранцы для ведения войны в Алжире против алжирского народа, боровшегося за свою независимость (1954–1962 гг.)

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310

quelques formalités à régler — выполнить кое-какие формальности.

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311

je ne marche pas — я не согласна (дело не пойдет)

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312

Mes hommages — Мое почтение.

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313

Martine… obliqua de côté — Мартина свернула в сторону.

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314

un parquet vitrifié — паркет, покрытый лаком.