Elle était toujours là. Trop tôt encore pour le « poulet à l’estragon », sans quoi Martine se le serait payé[315]. Elle s’approcha, côté forêt, de ce treillage à travers lequel, autrefois, elle avait regardé les gens manger… Martine regardait les garçons en veste blanche qui finissaient de mettre le couvert. Des gens arrivaient… Elle sera toujours celle qui regarde vivre les autres, sans qu’ils s’en doutent, comme une voleuse. Une pie noire et voleuse.
Martine fit le tour et se présenta à l’entrée de l’hostellerie, côté route. Il y avait déjà plusieurs voitures devant et du monde sur la terrasse. Martine traversa le restaurant et se hissa sur un tabouret du bar, au fond. Ici il n’y avait encore personne. Comme c’est joli… encore des meubles en rotin, et plus beaux que les siens… et les appliques ! Dans l’immense cheminée, des poulets tournaient sur des broches au-dessus d’un feu rougeoyant…
Le chasseur[316] regarda Martine avec curiosité, lorsqu’elle lui dit qu’elle n’avait pas de voiture. Martine s’éloignait sur le bas-côté de la grande route, les voitures la frôlaient presque. Le jour baissait, Martine prit le raccourci[317] pour gagner le chemin de la cabane, derrière le rideau d’arbre.
De loin, Martine distingua devant la cabane un camion. Martine cherchait des yeux le conducteur : personne. Un grand silence. Elle sentait la nuit la cerner, le brouillard lui brouillait la vue. Il n’y avait pas trace de passage vers la porte de la cabane, comme si c’était une tombe oubliée. Dans la porte de la cabane parut un homme. Il regardait venir Martine. Elle s’approcha, s’arrêta devant lui… L’homme était très grand, il portait sur ses muscles un pantalon bleu, un maillot de corps à larges mailles, et des bottes en caoutchouc. On pouvait encore voir que ses yeux étaient d’un bleu très clair… il n’était pas rasé…
— Qu’est-ce que vous voulez ?
— Je suis chez moi… dit Martine.
L’homme la regardait, intensément :
— La fille à Marie ?
— Oui…
— Ah ! en ce cas… A vous la place. Je vais vous dire une chose : vous êtes peut-être sa fille, mais vous ne la pleurerez jamais autant que moi.
— Alors… venez m’aider à la pleurer.
— Martine passa devant, entra dans la cabane. Il y faisait complètement noir et il y avait un remue-ménage à faire tomber les murs pourris.
— Les rats… — dit l’homme derrière Martine, et il alluma le briquet. — Bon, il y a encore du pétrole dans la suspension. Des régiments de rats… Ce sont les provisions de Marie qui les attirent… des pommes de terre, la farine… les derniers temps, elle n’allait plus au village, elle était trop malade… Sans moi, que serait-elle devenue, Marie ! Personne ne se dérangeait pour elle. Et moi, moi je n’étais pas toujours là… quand on est routier… c’est l’absence, la séparation. Mon chemin ne passait pas toujours par ici. Ma pauvre Marie ! J’arrive, je ne trouve personne… C’est au pays qu’on m’a appris. Morte et enterrée… Et me voilà seul !
L’homme baissa la tête, et des larmes, de grosses gouttes tombèrent sur la table, sous la suspension où ils s’étaient assis tous les deux. Les rats ne semblaient pas être gênés par leur présence. L’énorme botte de l’homme s’abattit sur l’un d’entre eux… Il se leva, attrapa le rat par la queue, alla le jeter dehors et revint s’asseoir en face de Martine.
— Ma mère avait quarante-huit ans, dit-elle.
— Et alors ? Ce n’est pas un âge. On s’aimait nous deux, quand moi je n’ai que trente. Et je l’aurais aimée jusqu’à ma mort…
Un rat courait sur la table. L’homme l’abattit du poing et balaya le cadavre par terre.
— Quand ils sont nombreux comme ça, dit-il, il faut s’en méfier, des fois ils passent à l’attaque. Je vais aller chercher une bouteille dans le camion. Venez avec moi, les femmes n’aiment pas la compagnie des rats… Du moment que vous êtes la fille à Marie, on est comme qui dirait parents. Je suis content de vous avoir rencontrée, on partage le chagrin… Vous pouvez être tranquille, personne ne l’aura aimée comme moi.
L’homme aida Martine à grimper dans le camion. Il y faisait noir et cela sentait l’essence…
— Asseyez-vous, par là…
L’homme guida Martine et elle tomba sur quelque chose de rembourré : un siège d’auto à ressorts… L’homme déboucha une bouteille.
— Tenez… — Il tendit un verre à Martine. — Attendez, je vais sortir mon casse-croûte…
— Je n’y vois pas…
— On va allumer… — je m’appelle Bébert, dit-il et il alluma la bougie d’une lanterne et la suspendit sous le toit du camion. — Marie, elle aimait venir ici…
Et soudain Bébert laissa tomber le pain et le couteau et des sanglots secouèrent son corps géant.
— Allons, Bébert… Martine passa une main légère sur les épaules de l’homme. — Est-ce que je pleure, moi ?
Bébert se ramassa, s’assit aux pieds de Martine et posa la tête sur ses genoux. Il pleurait encore un peu.
— Tu t’appelles Martine, hein, petite ? La Marie aimait rêver de toi, elle disait, ma petite, elle pense à moi, à sa mère, elle doit se souvenir comme je lui faisais une petite place dans mon lit… et comme je la grondais des fois… Si la Marie nous voit de là-haut, elle doit être heureuse avec ses cheveux comme des fils d’or sur l’arbre de Noël. Toi t’es brune, t’es noire comme une hirondelle.
— Comme une pie…
— Non, une pie, c’est bavard, et toi tu ne dis rien.
Il entoura les jambes de Martine de ses bras durs…
— La petite à ma Marie, disait-il, Martine, sa préférée, la petite-perdue-dans-les-bois…
— Elle t’a dit ?
— Oui… Comme on t’a cherchée, tout le monde, tout le village, et comme on t’a trouvée sous un arbre, dormant comme un petit ange et comme tu as tendu les bras au garde forestier et tu as ri, pas effrayée, contente… La petite préférée à Marie… N’attrape pas froid, il commence à faire frais… Il prit une couverture et la mit sur les épaules de Martine : — Et puis, viens, tu seras mieux là-bas… Dans le coin… Quand on voyage à deux, c’est ici qu’on dort pendant que l’autre conduit. Couche-toi.
Martine se laissa aller sur un matelas. Bébert se mit à côté d’elle. Il pleurait à nouveau, murmurait des mots sans suite, l’embrassait… Voilà, voilà son destin dément… Elle qui n’a été qu’à un seul homme ! Était-ce la nuit ou la mort… le couvercle de sa tombe s’abattait sur elle.
Au petit jour, elle vit le visage de Bébert au-dessus du sien, il parlait :
— Martine, il faut que je parte… Je perdrais mon boulot, si je n’allais pas prendre le chargement… Je reviens dans huit jours… Mardi, tu m’entends, Martine ? Mardi en huit…[318] Tu seras là, tu me promets ? Jure-moi que tu reviendras ?
— C’est promis… dit Martine.
Bébert la prit dans ses bras de fer et la descendit du camion et la déposa sous un arbre, face à la cabane.
— Ne retourne pas à la cabane, lui recommanda-t-il, c’est un cauchemar là-dedans… La prochaine fois, je t’emmènerai d’ici. Tu verras, je gagne bien ma vie, je te rendrai heureuse. Ne retourne pas à la cabane. Rentre chez toi à Paris ! Je te donne rendez-vous ici, dans huit jours… Fais de moi ce que tu veux, mais viens ! Sinon, gare à toi !
Il remonta dans le camion. Martine n’ouvrait pas les yeux, elle entendit seulement le bruit démesuré du camion qui démarrait.
Elle se débarrassa de la couverture dont Bébert l’avait enveloppée.
Le monde était là, nettoyé par la nuit, calmé, rajeuni.