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« C’est entendu, dit-elle à Martine, ta mère m’autorise à te prendre en apprentissage. Tu pourras aller lui dire bonjour le dimanche… » Et elle monta se changer.

C’est ainsi que Martine passa d’un univers à l’autre. Elle faisait maintenant de droit partie de la maison[44] de Mme Donzert.

La coiffeuse était veuve. Une photo agrandie de son mari occupait la place d’honneur au-dessus de la cheminée. Il était menuisier dans le pays et gagnait bien sa vie. Parisienne, elle avait d’abord souffert de se trouver comme ça dans la paix des champs, mais Cécile était née et elle s’était habituée à ce calme. Après la mort de son mari, elle avait vendu l’atelier qui se trouvait à quelques pas de la maison, remis à neuf son salon de coiffure, fait venir un appareil moderne pour la permanente, si bien que même les Parisiennes en villégiature venaient se coiffer chez elle. Pendant les mois de vacances, le salon ne se désemplissait pas et l’aide de Martine n’était pas de trop. Dès ce premier été, elle avait appris à faire le shampooing sur les têtes de Mme Donzert et de Cécile, mais Mme Donzert ne prenait pas de risque, et elle laissait Martine d’abord s’habituer au salon, à la clientèle, lui faisait balayer les cheveux coupés, nettoyer et astiquer émail et nickel — et dans l’astiquage Martine était inégalable — il fallait voir comment tout cela brillait ! Elle savait aussi sourire à la clientèle, silencieuse et affable, habillée d’une blouse blanche. Mme Donzert, qui croyait faire une bonne action, avait fait une bonne affaire. Cécile tenait le ménage, faisait la cuisine, elle n’aimait pas s’occuper du salon, et allait suivre des cours complémentaires à R. : il lui fallait le brevet supérieur, si elle voulait ensuite apprendre la sténodactylo à Paris.

Mme Donzert faisait des affaires d’or ; elle dut installer le deuxième lavabo pour les shampooings et acheter un autre séchoir. Bientôt elle fut obligée de confier à Martine même les permanentes sinon la coupe… et Marine se débrouillait fort bien.

Tous les mois, Mme Donzert se rendait à Paris. Il lui arrivait de rester coucher chez une cousine. Il fallait renouveler les stocks du savon, et acheter ce dont ses filles et elle-même pouvaient avoir besoin. Elle disait et pensait mes filles, au pluriel, ne distinguant plus entre elles, les habillant souvent pareil, admirant autant sa petite blonde-tendre que Martine. Cécile ressemblait à sa mère, sauf qu’elle était toute mince, mince comme sa mère avait dû être à son âge, tandis que maintenant Mme Donzert était grassouillette, gourmande et n’aimait pas se priver[45]. Et elle et Cécile étaient des cordons bleus[46].

Cécile avait un petit amoureux qui, lui aussi, allait à R… pour son travail, et ils faisaient tous les jours le chemin ensemble, en car ou à pied. Mme Donzert trouvait qu’ils étaient trop jeunes pour se marier, ce qui était vrai. L’amoureux avait dix-huit ans et était compagnon chez un maçon, mais les parents avaient de quoi[47], son père était entrepreneur maçon. Le petit devait apprendre le métier pour être patron : c’est indispensable pour savoir ensuite faire faire le travail aux autres. Cécile avait le droit de fréquenter Paul.

Martine n’avait pas d’amoureux, elle pensait à Daniel et continuait à vivre dans l’attente. Elle n’avait pas eu à attendre la reprise de la baignade. Tout d’abord Daniel faisait des visites régulières chez le docteur Foisnel : être condamné à mort à dix-huit ans, cela vous secoue l’organisme. Deux fois par semaine, Daniel venait chez le docteur pour des piqûres et il rencontrait toujours sur son chemin, à l’entrée du village assise sur une borne, Martine-perdue-dans-les-bois. Ce n’était pas sorcier de deviner pourquoi elle était là… Pourtant, Daniel passait sur son vélo, avec un sourire dans sa direction et même pas un bonjour.

Pour le retour il arrivait à Martine de le rater, ou le docteur le gardait à dîner, ou il filait sur Paris… A le voir comme ça sur son vélo, on n’aurait pas cru vraiment qu’il avait besoin de piqûres ! Changé, c’est vrai, un homme, mais toujours robuste, comme il l’avait été gamin. Il était net, luisant et solide, comme sa moto neuve — car bientôt il eut une moto. Martine l’entendait venir de loin sur la route, et c’était merveilleux et effrayant.

En été le promis de Cécile avait beaucoup de travail, toujours sur un chantier ou un autre, et elles allaient à la baignade toutes les deux, sans garçons. Naturellement là-bas, elles en rencontraient, mais on savait qu’elles étaient sérieuses et personne ne leur manquait de respect.

La baignade se trouvait entre R… et le village : c’était un grand étang dans le bois. La municipalité de R… avait fait construire les cabines. Pendant les vacances, surtout le dimanche la baignade était envahie. Des voitures arrêtées, des tentes de campeurs, des gens qui mangeaient sur l’herbe, leurs chiens qui couraient ici et là. Et après leur départ partout des papiers gras, des boîtes de conserves laissés par les pique-niqueurs.

On pouvait aller au bal à R… il y avait un dancing en plein air, mais Mme Donzert ne voulait pas que les petites y allassent seules, elles y allaient seulement quand Mme Donzert les accompagnait elle-même ou la pharmacienne, une femme sérieuse. Depuis l’été 1946 il y avait deux innovations : l’embrasement du château historique[48], un château auquel on était si habitué qu’on ne le remarquait plus et qui devenait dans cette robe de bal qu’on lui mettait pour un soir, beau, solennel, inaccessible derrière sa grille forgée. Les indigènes, les touristes, les estivants, accrochés à cette grille regardaient longuement cette apparition lumineuse. L’autre innovation était l’élection de Miss Vacances au cours du bal : un jury, élu parmi les personnalités de l’assistance, s’était trouvé composé d’un châtelain — pas celui de ce château historique là, mais d’un autre non moins historique — d’une vedette de cinéma, qui avait acheté une ferme aux environs de R… d’un membre du Conseil municipal de R… d’un des députés du département, etc. Les jeunes filles de R… et d’ailleurs ne rêvaient pas de monter sur l’estrade à côté de l’orchestre, alors on allait les pêcher parmi le public. C’est ainsi qu’un soir Martine, traînée de force, se trouva parmi d’autres, auprès du jury souriant, et devant le public riant et applaudissant chaque nouvelle candidate qui apparaissait là-haut… Chaque candidate devait sortir du rang et faire quelques pas sur l’estrade, accompagnée des commentaires du speaker à son micro.

Le public, ravi de la nouveauté du jeu, s’amusait énormément, et les garçons au fond de la salle faisaient un chahut qui couvrait l’orchestre lorsque les filles qu’ils connaissaient depuis toujours apparaissaient l’une après l’autre dans les feux de la rampe. Martine remporta la victoire. Elle avait une robe blanche, une jupe plissée. Sans fards ses traits se dessinaient nettement de loin. Mme Donzert et Cécile dans la salle regardaient Martine, bouleversées, émues, le cœur battant. Cécile n’était ni envieuse, ni jalouse. Mais le comble de cette soirée inoubliable fut la rencontre…

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44

elle faisait maintenant de droit partie de la maison — теперь она с полным основанием вошла в семью.

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45

n’aimait pas se priver — зд. она любила поесть.

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46

(elles) étaient des cordons bleus — они обе умели вкусно готовить.

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47

les parents avaient de quoi — родители были самостоятельными, имели деньги.

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48

l’embrasement du château historique — освещение старого замка, так называемое представление «Звук и Свет» (Son et Lumière), когда с помощью специального освещения и звукового сопровождения (музыки, песен, шумов) воспроизводится история замка.