C’était à la sortie, tard, comme Martine seule, à la grille devant le château embrasé, attendait le pharmacien qui devait les ramener au village et cherchait sa voiture, pendant que sa femme et Mme Donzert plus fatiguées de regarder danser les filles que si elles avaient dansé elles-mêmes, s’étaient assises quelque part sur le banc, et que Cécile était ailleurs avec son amoureux. Cela arriva au moment même où l’embrasement s’éteignit : la silhouette de Daniel surgit dans la nuit à côté de Martine… Il avait comme toujours sa moto à la main, il souriait.
— Martine, dit-il tout bas, je me perdrais bien dans les bois avec toi…
Martine ! Martine ! criait-on. Où es-tu ? On t’attend !
Daniel enfourcha sa moto, leva le bras en signe d’adieu… La moto fila dans un bruit de tonnerre.
V. LA CORRIDA DES JEUNES
Martine et Cécile travaillaient beaucoup au salon de coiffure. Le dimanche elles allaient faire un tour du côté de la baignade, après six heures, à la fraîcheur. Martine espérait toujours rencontrer Daniel. Depuis deux ans elle se nourrissait encore de cette rencontre après le bal.) « Martine, j’aimerais me perdre dans les bois avec toi… » Depuis elle l’avait vu quelques fois traverser le pays, s’arrêter chez son ami, le docteur, qui ne lui faisait plus de piqûres. Il n’apparaissait pas plus souvent en hiver qu’en été, il travaillait beaucoup à la pépinière, chez son père, et il avait brillamment passé son concours pour entrer à Ecole d’Horticulture… Il allait donc partir pour Paris tout à fait. Martine avait ses informateurs : a pharmacienne qui savait bien des choses et aussi Henriette, la petite bonne du docteur avec laquelle Martine avait été en classe.
Les jeunes filles sortirent du village. Elles marchaient se lisant qu’elles n’auraient pas dû mettre leurs ballerines neuves, le chemin étant poussiéreux par cette chaleur. Il y avait beaucoup de promeneurs allant tous dans la même direction, celle de la baignade. C’était dimanche.
L’étang brillait à terre comme une coulée de métal chauffée. Des voitures, des caravanes se tenaient entre les arbres, il y avait quelques tentes d’un orange tout neuf. Martine et Cécile s’assirent sur un énorme tronc d’arbre. En face il y avait un petit pré tout vert. Il y était interdit de camper. Là paissaient les vaches du père Malloire.
Soudain, sortant de la baignade, des jeunes gens en slip, des jeunes filles, juste avec un petit quelque chose sur le corps, surgirent dans le pré parmi les vaches. Assises sur leur tronc d’arbre, Martine et Cécile assistèrent à la corrida qui se déroulait de l’autre côté de l’étang…
— Ce sont les vaches du père Malloire, dit Martine, pourvu qu’ils n’y touchent pas, cela donnerait du mauvais…
Justement, trois ou quatre garnements étaient en train de se hisser sur le dos des bêtes…
Le père Malloire et son fils, un gaillard comme le père, apparurent… Du coup, les bords de l’étang se couvrirent du monde. Dans le pré tout le monde gueulait, mais on pouvait distinguer entre toutes la voix du père Malloire. Voilà d’un coup de poing il avait envoyé à terre un des garçons de la bande, mais quatre lui sautèrent dessus, de dos, pendant que son fils se battait avec un autre… Quelqu’un du pays partit à moto chercher les gendarmes, mais la bande décampa soudain laissant le père Malloire et son fils sur le terrain…
Martine et Cécile, nerveuses, reprirent le chemin du village. Comme cela aurait été beau si Daniel était apparu pour les défendre lors d’une attaque de ces voyous… pensait Martine. Cécile était en froid avec son Paul[49] qui commençait à trouver le temps de chastes baisers un peu long.
Le lendemain Mme Donzert demandait à la pharmacienne :
— Comment va le père Malloire ?
— Deux côtes cassées… Il est fou de rage et ses vaches n’ont plus de lait. On a pris deux voyous à l’arrêt du car : ce son des Parisiens, des mineurs[50], des garçons de bonnes familles ! Le fils d’un avocat et le fils d’un rentier ! Tous les deux probablement ivres et morts de peur. Même pas des campeurs, ils n’avaient rien à faire dans le pays. Ils sont venus dans une voiture « empruntée ».
— Des fascistes, dit le pharmacien apparaissant dans la porte de l’arrière-boutique où il était en train de faire ses mixtures. — Il détestait ce pays où on lui avait fait tant de misères quand il était rentré de captivité. Ils ont toutes les caractéristiques de fascistes.
VI. SUR LES PAGES GLACÉES[51] DE L’AVENIR
Mme Donzert leur avait promis de rentrer dimanche pour déjeuner et Martine et Cécile l’attendaient à l’arrêt de l’autocar.
— Il est en retard, dit Cécile.
Elle parlait du car. Martine pensait à Daniel ; il était en retard. Ne devait-il pas déjeuner chez le docteur. Martine en avait été informée par Henriette, rencontrée chez la boulangère. Henriette, très pressée, avait pris trois baguettes : du monde chez le docteur, des gens de Paris et Daniel…
— Tu crois qu’il viendra chercher les invités du docteur au car ?
— Penses-tu[52], ils viendront en voiture.
Cécile savait bien de qui parlait Martine. Martine continuait à vivre son histoire, bien que d’histoire, il n’en eût pas…
— Le voilà… dit Cécile.
L’autocar sortait sa grosse gueule de derrière la maison du notaire. Il en descendit plus de monde qu’il ne pouvait en contenir ! Les gens du pays disaient : « Bonjour, petites… Bonjour, Mesdemoiselles… » Les Parisiens se retournaient admiratif. Enfin apparut Mme Donzert. Elle avait une robe à fleurs, neuve, son visage était radieux. Les filles lui prirent son sac à provision, sa valise, un carton… eh bien elle était chargée ! « Des surprises… Ah quelle course, je suis morte… mes pieds… j’en peux plus !.. »
Dans la fraîcheur de la maison, les volets fermés, ses filles s’affairaient autour d’elle, lui enlevaient les chaussures, lui apportaient à boire, lui préparaient une douche… Mais Martine ne pouvait rester déjeuner, il lui fallait passer chez sa mère. Il s’agissait d’aller lui faire une visite de temps en temps, sans quoi, il arrivait que Marie commençait à crier qu’on la privait de l’affection de sa fille, qu’elle ne l’avait pas vendue en esclavage ; bref, il valait mieux que Martine y allât… Mme Donzert n’avait pas essayé de l’en dissuader, elle avait dit même avec une certaine précipitation : « Va, ma fille, Cécile te gardera le déjeuner au chaud, ne te presse pas… »
La rue était déserte. C’était l’heure du déjeuner. Martine était seule dans la rue. Seule dans la vie. M’man Donzert n’était pas sa mère, sa mère n’était pas une mère, et Daniel n’avait pas paru. Le gros vieux chien de l’entrepreneur de maçonnerie, couché devant la porte, ouvrit un œil à son passage. De la petite maison remise à neuf par des Parisiens, arriva une bouffée de rire. Dans le potager du père Malloire, des soleils regardaient leur confrère céleste. Sa maison était la dernière du pays, après la rue devenait une route goudronnée, et commençaient les champs. Il faisait une de ces chaleurs ! A la lisière de la forêt stationnait une petite quatre-chevaux[53] abandonnée : les passagers devaient pique-niqueur quelque part sous les arbres… Voici le tournant…
Martine avait ralenti le pas : on ne savait jamais ce qui pouvait vous attendre dans la cabane. Elle regardait autour. Rien n’avait bougé ici depuis le temps où Martine-perdue-dans-les-bois avait habité sous ce toit de tôle rouillé… Pas trace d’enfants, mais Martine perçut un chuchotement, elle revint sur ses pas. Ils étaient là sous le toit de l’appentis. La grande sœur qui tenait dans ses bras le dernier-né, les grenouilles de bonne humeur, cinq en tout maintenant au lieu de quatre… Tout ce monde était assis sur la poutre.