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– Pour une fois ton esprit contrariant t'a sauvé, dit Ville d'Avray. Tu as bien fait de ne pas l'accompagner. Je suis persuadé qu'il voulait t'assassiner ou pis !

– De toute façon, il n'est plus loin, il ne va plus tarder, supputa Éloi Macollet lorsque ces propos lui furent rapportés, et je présume qu'il va se conduire comme cela. Il va arriver par Lévis comme prévu. Il va s'abriter une nuit dans son habitation. Puis il traversera le Saint-Laurent sous Québec et se rendra tout droit à l'évêché. Peut-être qu'il ne se méfie pas... mais peut-être qu'il se méfie car il a de l'instinct en diable... C'est pour cela qu'il voulait que le jeune Alexandre l'accompagne... pour qu'il ne risque pas de parler ou d'arriver avant lui... Et peut-être bien qu'il l'aurait tué... Il a tué pour moins... C'est une bête méfiante, rusée et qui ne connaît qu'un maître... qui obéit à ce maître à distance...

Ayant mis tout le monde sur les épines par ces avertissements au point que l'on guettait aux carreaux si la face ombrageuse du « donné » ne s'y collait pas déjà, Éloi Macoilet entreprit de se rendre une nouvelle fois à Lévis pour avertir son fils et sa bru de redoubler de vigilance.

*****

Tant d'événements et l'attention qu'une partie des habitants de Québec portaient à la venue de Pacifique Jusserant détournèrent les esprits d'une plus invisible et plus dangereuse conspiration qui à l'insu de tous avait pris corps et se développait sourdement. Éloi Macollet faillit en être la première victime.

Il revenait de Lévis après sa seconde visite. La nuit était belle et la lune brillait. Macollet traversait sous Québec le chemin balisé du fleuve, lorsqu'un subit instinct lui fit porter en avant son bâton ferré, et frapper un coup dans la glace.

Il s'arrêta figé d'épouvanté. L'œil du serpent le regardait. Rond, luisant et recelant au fond de sa noire prunelle le reflet tremblant d'une étoile, il fascinait, attirait, ouvert sur les abîmes... L'eau...

Éloi n'osait plus ébaucher un mouvement. Il jeta un regard autour de lui sur la plaine blanche infinie, et perçut sa fragilité nouvelle, survenue à pas de larron. Ses oreilles s'emplirent d'un bruit ténu comme de brisures se répercutant de proche en proche. Les froides nuits avaient trompé sur la chaleur des jours. Le dégel commençait. L'homme immobilisé en plein milieu du fleuve qui se fendait leva les yeux vers le ciel fourmillant d'étoiles.

– Bonne sainte Anne, sauvez-moi ! s'écria-t-il.

Comment parvint-il à regagner la rive ? Il ne se souvenait pas. Son premier geste fut de se précipiter dans la Haute-Ville et de réveiller le sculpteur Le Brasseur.

– As-tu terminé ton retable de sainte Anne pour le sanctuaire de la côte de Beaupré ? On dit que tu attends pour le faire porter à dorer aux ursulines d'avoir réuni l'argent des donateurs. Je m'inscris pour dix livres tournois de dorure. Je ne suis qu'un mécréant, mais cette bonne mère de la Vierge m'a sauvé.

Le lendemain, escortés de la galopade des gamins et de l'admiration des badauds, les différents éléments du chef-d'œuvre, custode, reliquaire, coupoles, statues, etc., sur des brancards, la table de base qu'on appelait le tombeau et les gradins sur une traîne, furent portés à dorer aux ursulines comme autant de pièces de pâtisserie que l'on porterait à cuire au four du boulanger.

Dès que le travail des religieuses serait achevé et que le fleuve serait libre le retable serait porté en son nouveau sanctuaire au pied du Cap Tourmente.

Cependant le Saint-Laurent entrait dans les terribles douleurs du dégel. Le grand serpent froid allait s'éveiller. Il allait perdre sa peau de glace, muer vers la transmutation liquide, laissant apparaître à travers la carapace brisée des glaces, sa peau bleu sombre, foncée de vert glauque.

En trois jours et trois nuits tout changea.

Le jour, sous le soleil brûlant, la plaine commença de suer sa blancheur marmoréenne, se léprosant de vastes zones assombries qui révélaient une fragilité inquiétante, avant de se déchirer sur la plaie noire de l'eau.

La nuit, on entendit craquer et s'entrechoquer des pans de glace énormes, banquises remuées par le va-et-vient pénible et souterrain des marées les aspirant, suivant les heures, en amont, puis les renversant en aval, dans un mouvement épuisé de lave blanche qui, dans les semaines suivantes, allait rouler ses blocs puissants les uns contre les autres, les poussant à se heurter, à s'affronter, à se chevaucher, dressés comme des monstres en amour, pour ensuite s'effondrer et repartir lentement à la dérive dans un entrelacs fluide qui les cernerait et les capturerait ainsi que les mailles d'un filet géant.

Semaines de dégel pendant lesquelles le fleuve et les glaces engloutiraient leur contingent de nautoniers trop hardis. Au début, nul ne voulait renoncer à passer d'une rive à l'autre comme on en avait pris l'habitude. De l'île d'Orléans, de Lévis, de Beaupré, on partait en traîneau après avoir guetté l'étendue sournoise en criant « À Dieu vat ! » et l'on se retrouvait, appelant au secours sur un radeau plus froid que la mort, tandis que les chevaux après s'être débattus dans la purée glacée disparaissaient au fond du Saint-Laurent et que le véhicule, broyé, craquait comme une vieille noix creuse et terminait sa carrière en épave flottante.

Les barques et les canots reparurent, et furent lancés dans les premiers chenaux ouverts. Leurs équipages les hissaient et les traînaient sur les étendues de glace encore solides, encore immenses, et les échos retentissaient des cris d'encouragement des équipages halant leurs chaloupes comme un attelage de chevaux se serait arcbouté à tirer un tombereau ensablé.

– Ho ! Hisse ! Hisse ! Hardi les gars !

Carrioles à traînes ou barques à rames ? On ne pouvait décider encore. Il fallait risquer.

Le colon du Canada, bourré de forces accumulées par sa longue retraite de l'hiver, bondissait sur son fleuve en hurlant de défi, car venait le temps de se colleter avec lui dans la lutte la plus sauvage, paré qu'il était des deux éléments qui composaient son visage de Janus maudit : les eaux et les glaces.

Cependant l'hiver relâchait son étreinte. La neige continuait de couvrir la terre, mais glissait des branches des arbres.

L'île d'Orléans retrouvait son pelage de bois, son échine d'un fauve clair que jetaient sur elle ses forêts d'érables aux branches dépouillées, mais où n'allait pas tarder de monter la sève du « temps des sucres ».

Un matin, une femme vint frapper plusieurs coups du heurtoir de bronze qui ornait la porte sur la rue de la maison de Ville d'Avray. On eut beau lui crier par les fenêtres de l'étage de passer par-derrière, elle n'en voulut pas démordre et resta là à attendre, entre les deux Atlas et leurs globes qui émergeaient peu à peu des talus neigeux.

Il fallut, pour l'introduire, débarricader la porte, tourner les clés, tirer les targettes et les verrous.

Elle se nomma et l'on sut qu'il s'agissait de l'irascible belle-fille d'Éloi Macollet : Sidonie.

– Est-il là, ce pendard ? s'informa-t-elle d'un air rogue.

C'était une femme de petite taille, le visage fermé et qui ne montrait pas le côté enjoué des femmes d'origine canadienne bien qu'elle fût née sur un beau fief de Nouvelle-France, du côté des Trois-Rivières. Son père, boulanger des environs de La Rochelle, émigré en 1635 avec sa jeune femme, en avait reçu la seigneurie, cent arpents de front sur deux lieues de profondeur, pour ses mérites ayant été traitant, commerçant, agriculteur, puis syndic compétent à la nomination des premiers syndics gérants des bourgades nouvelles.

Angélique qui savait tout cela et qui se souvenait des soupirs de Marguerite Bourgeoys à propos de cette petite Sidonie la considéra avec curiosité.

Elle était bréhaigne2, ce qui devait l'irriter dans un pays où, comme le soulignait le ministre Colbert dans un rapport sur la colonie « les femmes portaient tous les ans ». De famille nombreuse et déjà réputée, elle avait dû considérer comme une mésalliance d'épouser le fils unique d'un modeste censitaire et d'une Fille du Roy, si complètement délaissée par son époux, vagabond des grands lacs, qu'on la croyait veuve. Mais pourquoi l'avait-elle épousé si elle ne l'aimait pas ?