Matériel soumis aux dispositions de l’art.
380-5
sur la sécurité
TOUTE DIVULGATION DE L’INFORMATION CONTENUE DANS LES DOCUMENTS CI-JOINTS PORTERAIT GRAVEMENT ATTEINTE AUX ÉTATS-UNIS…
Suivait une page entière de mises en garde que concluait cet avertissement : la Page de Garde n’était pas en elle-même régie par le secret si aucun document n’y était joint. Preuve que la Sûreté du Territoire américaine avait mûrement réfléchi sur la logique insensée du secret d’État.
Sole repoussa le document sur le bureau en direction de Tom Zwingler.
Au début, tandis qu’il reprenait son souffle au National Cryptological Command, il avait eu une pensée angoissée pour Vidya. Mais, peu à peu, les conséquences possibles de l’arrivée de ces extra-terrestres avaient commencé à le préoccuper, le plongeant dans une sorte de pessimisme presque hilare.
« Donc, leur orbite ne survolera guère que des océans ?
— C’est-à-dire qu’en fait elle croisera en hauteur pas mal de routes maritimes et survolera la capitale de l’Islande. Sinon, c’est le désert. Les Soviétiques annoncent le lancement d’un ballon-réflecteur gonflable sur cette orbite et nous nous apprêtons à confirmer cette nouvelle.
— Tom, vous plaisantez. Combien de gens sont déjà au courant ? Et combien d’autres seront assez malins pour deviner de quoi il s’agit ?
— D’après notre dernière évaluation, le nombre de ceux qui savent est de neuf cent cinquante. En y réfléchissant, ce n’est pas énorme. Et après tout, c’est un secret tellement incroyable…»
Sole regarda par la fenêtre les bois que gagnait le crépuscule. Ils isolaient les bâtiments du monde extérieur, tout comme à Haddon. Mais en mieux : une vaste place forte renfermant un équipement technique autrement dans le vent.
Passer les multiples défenses, chicanes et contrôles pour parvenir au cœur du NCC était autre chose que de faire tourner le pêne de quelques serrures. Sole portait maintenant une plaque où étaient inscrites les données chiffrées de ses empreintes vocale et rétinienne en plus de sa photographie.
Zwingler qui, dans les yeux de Sole, avait lu les termes de la comparaison, sourit.
« Eh oui, Chris, les ordinateurs les plus perfectionnés du monde. Ici, percer à jour les codes et en inventer d’autres est un jeu d’enfants. Nous avons quelques-uns des meilleurs linguistes et cryptanalystes et quelques génies mathématiques…
— Très flatté, dit Sole avec un sourire.
— C’est vrai, la seule chose qui manque ici, ce sont quelques petits monstres qui galopent dans les caves… Zwingler se tut un instant et reprit pensivement : Ce qui arrive en ce moment a toujours été une possibilité limite. Statistiquement, il doit exister autour de nous bon nombre de systèmes solaires. Ah ! si l’événement avait pu attendre encore un siècle ! Toujours est-il que si on peut garder ça sous les verrous.
— Qu’est-ce qui vous fait croire qu’on aurait été mieux préparés au siècle suivant ? Le seul progrès probable, à cette époque, serait une petite base sur la Lune. Quelques débarquements sur Mars ainsi que, peut-être, sur l’une des lunes de Jupiter. La différence entre maintenant et le siècle suivant est bien mince en regard du siècle précédent. Le temps présent est peut-être le bon pour débarquer ici en nous jouant à l’envers nos émissions de télé. Il était peut-être temps que Caliban se regarde dans le miroir. Ce qui nous tourmente n’est pas tant l’événement que le contexte malade qu’il vient troubler. Comment les Elizabéthains auraient-ils réagi ? Sans doute en écrivant des poèmes épiques ou d’autres et non moindres Roi Lear.
— C’est bien ce qui me fâche, Chris. J’ai l’impression d’être un athée qui assisterait à l’avènement du Christ avec les anges qui jouent de la trompette et tout le tralala.
— Certes, mais vous n’étiez pas agnostique. Vous vous disiez simplement qu’en raison de la multitude des autres systèmes solaires…
— Ça ne me console pas pour autant. »
Sole écouta les bruits du bâtiment. Le claquement assourdi d’une imprimante. Des bruits de pas. Et le gargouillis de l’eau courant dans l’intestin grêle du système de refroidissement.
« Et comment pensez-vous les empêcher, quand ils descendront sur le Nevada, de faire un détour par Los Angeles s’ils ont envie de voir la ville ? Ça va être jour de fête pour les amateurs de soucoupes…
— Pour ça, Sherman leur a clairement indiqué comment nous entendons les voir descendre. Ce sera en deçà de la DEW Line[1]. Ils auront une petite idée de ce que, nous aussi, avons en orbite et là, ce ne sont pas les… les trébuchets nucléaires qui manquent.
— C’est notre conception du Camp du Drap d’Or, remarqua Sole avec un rire aigre. L’honneur est sauf ?
— C’est selon, répliqua l’autre d’un ton philosophe. Pouvons-nous, à votre avis, laisser tant soit peu discréditer notre culture, au sens large du terme ? Le monde où nous vivons est passablement instable. »
Le téléphone ronronna doucement et Zwingler lui glissa quelques mots au creux du micro.
« Notre avion nous attend, Chris. D’ici quatre heures, la mise en orbite aura commencé. Saut de Puce vient de faire un saut de côté. La NASA ne pouvait pas le laisser en orbite transpolaire. Sous cet angle, le transfert à la navette du Skylab devenait délicat. J’allais oublier. Ils me disent aussi que les Russes sont en route pour le Nevada à bord de leur SST. Vous savez, leur Concordski.
— Ils ne vont pas passer inaperçus.
— Je ne pense pas. En dehors des déserts et des montagnes, il n’y a pas grand-chose au Nevada. Ce n’est pas comme si on demandait à ces êtres de débarquer à Las Vegas. « Il eut un sourire louche. » Howard Hughes aurait émis des objections.
Assis dans l’avion qui fonçait vers l’ouest, Sole, la tête entre les écouteurs de son siège, passa en revue les différentes stations dont ils traversaient le champ. La WBNS de Columbus, Ohio. La WXCL de Peoria, Illinois. La KWKY de Des Moines, Iowa. La KMMJ de Grand Island, Nebraska.
La KMMJ jouait d’anciens morceaux des groupes d’acid rock de la côte ouest.
Le Jefferson Airplane chantait :
Le titre de l’album était : Blows against the Empire.
Et malgré les coups, l’Empire tient bon, pensa Sole. Il intercepte le premier vrai vaisseau spatial. Le met en orbite au-dessus des océans et personne de la Terre, si ce n’est quelques Islandais transis et des marins en haute mer, ne le verra. Engloutit l’Amazonie sous les eaux. Et essaime, à l’abri de fondations fantômes, ces centres de recherche neurothérapique dans d’autres pays.
Il jeta un coup d’œil à Zwingler. L’Américain dormait dans son siège comme un nouveau-né après la tétée. Quelle chose étrange : tous ceux qui étaient dans le secret voulaient se débarrasser le plus rapidement et le plus radicalement possible de cette encombrante affaire d’extra-terrestres pour retourner à leurs habituelles préoccupations, que ce soit le décryptage des codes chinois, la submersion du Brésil ou l’apprentissage forcé par de petits réfugiés indo-pakistanais de langages para-logiques.
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