Выбрать главу

Mais c’était comme ça…

Papa était parti, maman s’échinait à gagner des sous et avait d’autres choses à faire que de nous aimer, nous câliner, nous donner de bonnes raisons de bomber le torse. Je ne me demandais jamais pourquoi : c’était comme ça. L’amour venait après tout : après le loyer, les impôts, les factures d’électricité, la surveillance de la cantine, la fatigue du matin, l’énervement du soir, les trajets en métro, les heures supplémentaires qu’elle additionnait pour qu’on porte un appareil dentaire, qu’on aille en Angleterre et qu’on prenne des leçons de piano. On lui devait tout, on n’allait pas, en plus, lui demander de l’amour. C’était du superflu. Une occupation pour ceux qui en avaient les moyens ou le temps. Les oisifs et les riches.

Elle était débordée, fauchée et seule. Pas un homme pour la protéger et un vaurien de mari qui avait mis les voiles. Lui avait gâché ses plus belles années. L’avait plantée là avec quatre gosses à élever. Tu parles d’un cadeau ! Les hommes sont des lâches, le mariage une loterie, l’amour une fièvre de jeune fille qui me passera avant que ça te prenne, ma fille ! Ne fais jamais confiance à un homme ou tu le paieras toute ta vie. Toute ma vie, je vais devoir payer pour lui, pour cette illusion de jeunesse qui n’a duré que le temps d’une ivresse.

Elle était intarissable sur le sujet. Débit-crédit, débit-crédit, les chiffres s’alignaient et menaçaient. La dette amoureuse me paraissait exorbitante.

De ces mots, bientôt, je ne retins que la musique, la haine qui martelait tous ses propos d’une cadence sourde et envahissante. J’apprenais une violence que je n’avais pas voulue. Je me nourrissais à ce lait aigre et abondant. Je l’aimais, j’étais perdue sans elle, je désirais plus que tout lui plaire et lui être fidèle. Je me rangeai sans le savoir à ses côtés et devins sa championne dans le tournoi de l’amour. Je portai ses couleurs et me hérissai de noir. On allait voir ce qu’on allait voir.

Il ne bouge pas. Immense et sombre. Tout de pierre vêtu. Il repose contre moi, un bras autour de ma taille. Il ne se jette pas contre mon corps. Il le tient entre ses mains immobiles. Il bâillonne son sexe, affame le mien. D’emblée, il revendique un autre territoire que celui du plaisir évident. Il écrit une autre histoire. Il voudrait savoir si je vais l’écrire avec lui.

– Tu as peur ? demande-t-il dans le noir de la chambre. Dans le noir de ma chambre.

Peur : phénomène psychologique à caractère affectif marqué, qui accompagne la prise de conscience d’un danger réel ou imaginé, d’une menace.

Ce n’est pas moi qui le dis, c’est le Petit Robert. Tous les mots sont justes. Phénomène, psychologique, à caractère affectif, danger réel ou imaginé, menace.

Je n’ai jamais peur, au début. Je serais même du genre you-ou-Rintintin. J’ouvre des mâchoires de carnivore et m’élance. Je dévore l’objet de mon désir. C’est toujours ma première proie. Odeur de peaux frottées, étincelles de bras, de membres carnassiers, poils hérissés, souffles rauques crachant dans l’oreille de l’autre des mots de feu. Mon corps s’ouvre, s’offre. Jette des défis. Tous les coups sont permis. Il n’a jamais peur. Il n’a pas de mémoire. Il ne se dit pas j’ai déjà fait ça cent fois, à quoi bon ? Ou c’est stupide, c’est ridicule, reprenons-nous, ayons l’air de… Il n’a pas d’air. Il y va fièrement, bravement, hurle, se tord, affronte, dessine de furieuses arabesques, invente, explore. Explose. Si généreux, si oublieux du qu’en-dira-t-on. Il se régale et se dépense, sans s’économiser. Il a de l’appétit.

C’est après que la peur se profile. Quand il s’agit d’entrebâiller son âme, de laisser pénétrer un étranger dans son intimité. C’est l’heure des échanges, on abandonne un bout de son territoire pour que l’autre y pose sa brosse à dents ou ses incertitudes.

Alors je sens l’ennemi rôder, s’approcher, renifler mon bonheur tout neuf et chercher la faille où s’engouffrer pour frapper. Jadis, il frappait avant que je n’aie eu le temps de le repérer. Il me prenait par surprise, me laissait interloquée. Maintenant je l’entends avancer à pas de loup. Tout doux, tout doux. Il m’amadoue. Aie confiance, aie confiance. Je ne te veux pas de mal, juste le regarder, le soupeser, ce nouvel homme de ta vie. Te prêter mes yeux, que tu ne t’embarques pas à la légère. Je sais, je sais, tu le trouves parfait, tu l’habilles de toutes les qualités. Mais… regarde-le bien. Tu ne vois rien ? Pourtant, ça crève les yeux.

L’ennemi pointe des détails, des riens du tout, tente de crever la montgolfière tissée par mes soins. Je hausse les épaules et résiste. L’amour ne s’arrête pas aux détails. Aimer, c’est prendre l’autre dans sa totalité. Personne n’est parfait. C’est une belle définition, il répond, madré, mais tu n’y es jamais arrivée. Il doit y avoir une raison… Peut-être que ça n’existe pas ? Ou que ce n’est pas le bon, celui-là ? Ce n’est peut-être pas un homme pour toi. Satisfait : il a lancé sa fléchette empoisonnée. Parfois, il repart. Il reviendra plus tard. Nous sommes de vieux copains, lui et moi. Pas de manières entre nous.

Il n’a pas toujours tort…

Il repart mais il a laissé sa fléchette. Le poison se dilue dans mon sang, aiguise mon regard, affine l’ouïe, l’odorat, le toucher. Tous mes sens s’affolent. Pourquoi il se tient comme ça, celui-là ? Il a de petites mains, il sifflote en marchant, il habite Vesoul, il me tient par le cou, il transpire… J’ai la peau qui se hérisse, les babines qui se retroussent. Je me bouche les yeux, les oreilles, le nez. Je résiste. Je résiste. Je bande toutes mes forces. Toute mon énergie est dans la résistance au danger qui menace, dans les verrous que j’ai tirés pour que l’ennemi ne pénètre pas. Je campe à l’extérieur de mon corps pour le chasser. Je bivouaque jour et nuit. À l’affût. Tendue, les nerfs à vif. Et quand l’homme pose une main sur moi, je sursaute et je crie. Ne me touche pas, tu ne vois pas que je suis occupée. Je ne dois pas me laisser distraire. J’ai besoin de toutes mes forces de guerrière. S’il insiste et demande pourquoi, pourquoi, me poursuit de douces attentions, ou se rembrunit, il devient à son tour un ennemi. À terrasser vite fait. Je ne peux pas lutter contre deux ennemis à la fois. Je préfère encore l’ancien. Lui, au moins, je le connais. J’ai du respect pour sa persévérance. De l’affection pour sa cruauté. Alors toi qui gémis à mes côtés parce que soudain tu ne comprends plus, dégage.

Dégage…

Ça finit toujours comme ça.

– J’ai peur de moi, je réponds dans le noir de la chambre. Dans le noir de ma chambre.

J’ai peur de cette cinglée qui refuse qu’on pénètre dans son intimité. Qui veut bien donner son corps mais pas le moindre bout d’âme. Ce n’est plus une affaire aujourd’hui de donner son corps de femme. L’offrande du corps a remplacé les œillades de nos grand-mères.

C’est après que cela se gâte.

Quand il ne s’agit plus d’ouvrir son corps mais de faire de la place à l’autre dans le secret de soi-même. Poser son regard sur lui, le voir pour de vrai et donner. Donner de l’amour. En recevoir. Donner, recevoir, donner, recevoir, un va-et-vient autrement plus périlleux que l’acte de chair.

L’intimité est un champ de mines bien gardé où je ne laisse plus grand monde s’aventurer.