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Je me souviens : la première fois que je t’ai rencontré, je ne t’ai pas vu…

Je ne t’ai pas vu.

Tu étais là, pourtant. Je t’ai serré la main, je t’ai dit « bonjour » très gentiment sans doute, avec mon grand sourire, celui que j’ai quand je fais connaissance, un sourire en préfabriqué, une forme de politesse anonyme. Un laissez-passer pour que passent les gens et qu’ils me laissent dans mon indifférence. Nice to meet you et du balai.

Et après…

Après il y avait plein de gens autour de nous. Entre nous.

J’ai senti une présence. Loin. Dans la pièce remplie de gens qui parlaient, parlaient, remplissaient le vide avec application. Moi aussi je parlais, et je n’aimais pas les mots qui sortaient de ma bouche. Je me suis demandé : pourquoi je dis tout ça ? Ils viennent d’où, ces mots-là ? Ils n’étaient pas à moi, ils me collaient un masque grimaçant de transparence idiote. Une grande blonde qui essaie de remettre tout en place, de contrôler l’incontrôlable, de donner une apparence lisse, jolie, rassurante. Voilà ce que j’entendais de moi.

Ce que tu entendais de moi… Toi, assis un peu plus loin, habillé de noir. Immense silhouette tassée sur une chaise comme une statue récalcitrante. Tout de pierre vêtu. Je te distinguais à peine, en une sorte de vision oblique, tu n’étais pas encore entré dans mon champ de vision. Petite image renversée dans mes bâtonnets optiques. Toute petite, toute petite mais présente, même si je ne le savais pas.

On est responsable de ces mots-là. Il ne faut pas se plaindre, après, de les avoir prononcés. On est responsable de ses mots. Il faut apprendre à être vigilant. C’est de ta bouche que sortent ces mots ennemis, ces mots qui te défigurent. Ne reproche rien aux mots. Ils sont là parce que tu les as laissés être là et, petit à petit, ils prennent toute la place. Je vais te dire, ils prennent même ta place et parlent en ton nom…

Je ne te voyais toujours pas. J’étais toute seule avec mes mots qui sonnaient faux, je parlais à l’une, je parlais à l’autre. À un autre qui louchait sur la blonde si lisse, se rapprochait, demandait une adresse, un détail intime pour s’emparer de l’image et la faire sienne. Une adresse ? Un numéro de téléphone ? Un rendez-vous ? On était là pour ça, après tout. Pour se rencontrer. Se réunir. Toucher la peau de l’autre. Poser ses grosses lèvres sur la bouche de la blonde qui s’est maquillée, préparée.

La prendre dans ses bras, la coucher dans son lit, peut-être. La pénétrer.

Tu as bondi.

Du fond de la pièce.

Tu as quitté ta chaise, ton attitude de monument historique. Tu es venu te placer près de moi et, de ta voix grave et péremptoire, tu as répondu, sans même me regarder, que je n’avais pas d’adresse, pas de numéro de téléphone, que j’allais déménager, que, si ce type voulait me joindre, il avait plutôt intérêt à laisser un message chez toi. Tu ferais suivre. L’homme aux grosses lèvres t’a regardé, décontenancé. Il n’a rien osé dire. Son regard a glissé ailleurs dans la pièce, vers une autre blonde à convoiter. Et il est parti.

Tu es resté là, planté près de moi. Sans me regarder.

– Il ne faut pas donner votre adresse à n’importe qui. Vous alliez la donner, n’est-ce pas ? Votre adresse à n’importe qui…

J’ai dit oui, sans doute. Heureuse d’avoir été choisie. Regardée. Même si c’était par n’importe qui. Et j’ai eu honte soudain. Honte de ne pas être plus exigeante. Honte d’être si seule et de ne plus supporter la solitude. De vouloir la brader contre la compagnie de n’importe qui.

– Même si… j’ai dit tout haut.

– Même si quoi ? tu as demandé avec cette insistance brutale que tu mets dans ta voix quand tu ne veux pas accepter le banal, le prêt-à-aimer.

Il y avait tellement de violence dans le son de ta voix que j’ai relevé la tête. Et je t’ai vu.

Je t’ai vu. Ou plutôt j’ai vu ce qui se dégageait de toi pour venir vers moi. Une onde chaude et puissante. Je n’ai pas détaillé tes traits, tes cheveux, ta silhouette, je n’aurais pas su dire si tu étais mince ou fort, grand ou petit, brun ou châtain, si tes yeux étaient noirs ou bleus, ta bouche grande ou serrée, j’ai vu l’émotion subite qui partait de toi et venait vers moi. Ce fut un instant très bref. Un fluide intense passait de ton corps à mon corps, une vague de chaleur qui disait je sais qui vous êtes et vous n’avez rien à faire avec cet homme-là. S’il vous plaît, ne vous gaspillez pas. Je ferai attention à vous si vous ne le faites pas.

Tu te tenais près de moi, debout, sombre et maussade. Presque hostile. Furieux que j’aie commis ce crime contre moi, contre nous peut-être. Toute ta physionomie démentait l’intimité complice dont tu venais de témoigner en apostrophant l’homme aux grosses lèvres, en le renvoyant vers d’autres blondes.

– Vous ne savez pas ce qui se passe dans la tête des hommes. Il peut croire que vous êtes facile, disponible… tu as dit en baissant les yeux vers moi.

On s’est regardés pour la première fois.

Et j’ai été si heureuse de ce regard, lourd et propriétaire, que tout mon être a basculé vers toi. Tu avais vu quelque chose de précieux en moi et tu refusais que je l’offre au premier venu. Cette faveur, tu la réclamais. Tu te posais en prétendant même si, pour le moment, tu ne bougeais pas.

J’ai eu envie de t’empoigner, de te faire descendre du piédestal où tu te tenais. Tu étais si loin à nouveau…

Presque impatient de repartir.

J’ai dit n’importe quoi pour que tu ne t’éloignes pas. Que tu restes près de moi. Ce cadeau que tu m’avais fait en m’interdisant de me laisser aller à cet inconnu qui, d’après toi, d’après ce que tu supposais de moi et de lui, ne me méritait pas.

– Vous le connaissez, cet homme que vous venez de rembarrer ?

– Non. Mais j’imagine… Un notable plein de lui-même qui se croit intéressant parce qu’il gagne de l’argent et, pour se faire pardonner, passe un mois par an avec des organisations humanitaires au Zaïre ou ailleurs. Un petit marquis qui vit sa vie en cartes postales politiquement correctes. On en crève de ces gens-là… Ces gens à la mode, qui font semblant et ne ressentent rien.

Et là, je n’ai plus réfléchi. Plus réfléchi du tout. J’ai été soulevée de terre par tes propos, par la coïncidence de tes mots avec ma pensée véritable, celle que je cache derrière les mots tout faits. Je t’ai attrapé par le cou, je t’ai embrassé sur la joue. Un gros baiser sonore de reconnaissance fraternelle. Je savais maintenant pourquoi j’avais été troublée : j’avais trouvé un jumeau.

Tu as reculé comme frappé par l’éclair. Tu t’es écarté de moi. Raide. Tu t’es éloigné. Et on ne s’est plus regardés.

C’était si violent ce baiser. Si violent. Il fallait que je me reprenne. Ce geste de toi si spontané paraissait jaillir comme une évidence qui ne me semblait pas encore évidente. Je n’avais pas supporté que cet homme te parle, qu’il s’approche de toi en propriétaire mais je ne m’étais encore rien formulé. C’était une irritation, une démangeaison. Chaque fois que quelqu’un s’approchait de toi, ce soir-là, homme ou femme, il m’insupportait. De quel droit on te volait ton temps, ton regard, ton attention ? Je t’avais déjà mise au-dessus de tout et je ne le savais pas…

Pendant le dîner, on était assis l’un près de l’autre mais la vague d’intimité était passée, remplacée par les lieux communs habituels. Les conversations des autres convives faisaient irruption dans la nôtre et tout se mélangeait. Et vous, qu’est-ce que vous faites dans la vie ? Ah bon… Cela vous plaît ? C’est délicieux cette choucroute au poisson, comment fait-on pour que le chou soit légèrement caramélisé mais pas cramé ? Vous avez vu Titanic ? Vous avez aimé ? Quel succès !