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Alors l’homme se dégage. Il remonte le drap sur sa poitrine, attire la femme contre lui. Il se retourne et son visage entre dans la caméra, vient heurter l’œil derrière le viseur, le crève, le fouille, le crève encore. Le sang gicle. L’enfant est aveugle, il ne veut plus rien voir. Il gémit, la caméra glisse le long de son bras. Il pousse un juron, un terrible juron qu’il répète à s’en faire péter les cordes vocales. Il écrase la caméra contre les muscles de son ventre. Il voudrait n’avoir jamais vu ça. Jamais vu ça.

Sa bouche se remplit de salive amère et il crache sur la femme en bas.

La femme qui klaxonne, qui crie magne-toi, qu’est-ce que tu fous, dégage ! Merde ! Putain de merde ! Il va te voir !

Il crache, il pleure, il voudrait avoir les deux yeux crevés. Ne plus jamais voir.

Ne plus jamais rien voir.

Trois mois plus tard, sa mère et son père divorcent. Son petit film d’amateur a servi de preuve. Versé au dossier contre l’époux infidèle. Sa mère se remarie avec l’homme qui était son amant. Elle ne pleure plus. Elle ne dort plus jamais avec lui. Elle touche une grosse pension alimentaire et possède deux voitures décapotables.

Un car de touristes débarque dans le hall de l’hôtel San Regis. Il les regarde, de son œil bleu et doux, son œil crevé d’enfant du motel.

– On finira comme ça, toi et moi, me dit Greg, en petits vieux apaisés et mous. Sans désir. La goutte au nez, le ventre en paix… Dans un car du troisième âge…

Dans le noir de la chambre, dans le noir de ma chambre, tout contre toi, je refuse de monter dans le car de touristes du troisième âge. Je prie pour qu’on me donne une dernière chance. Pour que je me donne une dernière chance.

Avec la statue de pierre qui repose contre moi, qui lit dans mes pensées et pénètre mon intimité.

Cette fois-ci, je serai la plus forte. Je démasquerai le coupable qui m’empêche à chaque fois d’aimer, qui me coupe le vivre.

Je ne voulais pas te perdre.

Alors je t’ai prévenu…

Je t’ai tout raconté.

La première fois que l’ennemi se dressa en moi et réclama son dû de chair fraîche et amoureuse, ce fut si violent que j’en demeurai étourdie. Assommée. Comme si on m’avait culbutée de ma chaise et que je gisais par terre, les quatre fers en l’air, des bleus me noircissant le corps et le souffle coupé à m’en rendre muette. Quand je me retournai, il n’y avait personne : j’étais seule responsable de tout ce fracas. Mais je l’aurais juré, ce n’était pas moi.

J’étais encore dans l’âge du romanesque où viennent s’éteindre les derniers rêves des collégiennes. J’aimais à en mourir, l’échéance étant lointaine. J’épousais toutes les chimères de mes amoureux et me disloquais pour mieux les illustrer. Je multipliais les aventures, récitant à bride abattue les serments d’amour convenus et des promesses de vie conjugale qu’on n’exigeait pas de moi mais qui me venaient naturellement aux lèvres. J’étais si peu sûre de moi que je voulais rassurer les autres. Mes amours duraient le temps d’un été ou d’une année bissextile ; ils s’éteignaient dans des drames où je poussais de grands cris, jetais les bras au plafond pour me réveiller fraîche et neuve, prête à recommencer. Chaque nouvelle conquête me trouvait tout flamme, arborant sur un front encore boutonneux la couronne triomphante de la débutante faisant la révérence à son premier bal.

Souvent, quand il m’arrivait de le croiser après notre mésaventure, cet homme qui fut ma première victime, il m’entraînait dans un coin et me suppliait de lui expliquer les raisons de ma conduite. Je contemplais les yeux vert nuit troublés par l’inquiétude, les cils et les sourcils noirs bordant le jade sombre d’un trait frémissant, presque féminin, la bouche large et douce que j’avais connue si généreuse, le menton carré d’un homme qui fend l’adversité, je le contemplais et secouais la tête, impuissante et désolée de l’avoir fait tant souffrir.

– Je ne sais pas… Je ne comprends pas, répétais-je en tentant de verser un tardif réconfort sur ce visage énergique que le doute déchirait.

J’avançais la main pour lui donner un peu de chaleur, qu’il comprenne que je n’étais pas de celles qui tuent pour exister et consignent ensuite les noms de leurs victimes sur un petit carnet, mais il reculait, en proie à ses souvenirs douloureux.

C’était une belle prise, pourtant, cet homme-là. J’avais dû lutter pour que son regard se pose sur moi et qu’il me choisisse parmi d’autres plus rompues aux joutes de la vie et de la séduction. Plus âgé, plus savant, plus expert, il avait la délicatesse de n’en rien laisser paraître et me traitait d’égal à égale avec une tendresse attentive. Je m’épanouissais au fil des jours, au fil des nuits, apprenais à occuper mon espace, à l’explorer, à forger mes idées, à les défendre, mollets cambrés et verbe choisi, bref, je grandissais et disposais les premiers tuteurs de mon jardin intérieur, de ma liberté. Grâce à cet homme qui savait être mâle et tendre, patient et rapide, et ne m’ennuyait jamais, je m’affranchissais. J’avais, pour lui, fait de l’ordre dans ma vie et étais devenue résolument monogame.

Et puis un soir, un vendredi soir, ce bel équilibre tremblant, qui se mettait en place depuis quatre mois environ et assurait chaque jour davantage ses fondations, s’écroula. Et cela de la plus étrange manière.

Nous devions partir en week-end avec des amis, dans l’île de Noirmoutier. Il était convenu que je passerais le chercher en voiture, et que nous rejoindrions ses copains chez qui aurait lieu la distribution des places dans des voitures puissantes et sûres. J’avais mon sac sur la banquette arrière. Il aurait le sien à son bras et m’attendrait en bas. Comme des centaines de petits couples parisiens, nous partions nous mettre au vert salé de la mer et je respirais déjà à pleins poumons l’air vivifiant du grand large et les nuits poivrées de Noirmoutier.

Je descendis les Champs-Élysées, amoureuse et émue, fis le tour du rond-point, amoureuse et émue, me remémorai, à un feu rouge, la nuit précédente où il m’avait arraché tant de soupirs que mon corps en tremblait de reconnaissance. Un sourire de mol abandon se dessina sur mes lèvres, je relevai la tête quand le feu passa au vert, enclenchai la première, mis mon clignotant. Je n’avais plus que cent mètres à parcourir avant de le rejoindre à l’endroit convenu. Cent, quatre-vingts, soixante, quarante… Mon cœur exulte, les massifs fleuris du rond-point dessinent des arabesques roses et mauves qui se donnent la main et gambadent, je chantonne, on se baignera dans les vagues, on fera de longues promenades sur les plages, on goûtera la chair salée des pommes de terre de Noirmoutier qui se vendent si cher sur les marchés. Il m’expliquera comment on les cultive, combien de temps dure la saison, puis se penchera et me volera un baiser que je lui offrirai. Il est plus grand que moi et ma tête se niche à point sous son épaule. Il ne m’écrase pas, ne me tord pas la nuque. Je n’ai jamais mal quand il m’enlace ou qu’on dort encastrés. C’est à des détails comme celui-là qu’on reconnaît les gens faits pour vivre ensemble. La vérité se niche toujours dans les détails. Quatre mois qu’on se côtoie et les détails s’accumulent, petits cailloux blancs d’un bonheur trouvé. J’ai envie de klaxonner, de monter sur le toit de ma voiture, de crier ma bonne fortune. Plus que vingt mètres. J’incline le volant sur la droite, vérifie en un éclair dans le rétroviseur intérieur que mon teint est bien mat, mes lèvres bien rouges, mes cheveux bien blonds. Redresse la tête et l’aperçois…

Il est là, debout, au bord du trottoir. De son bras libre, il me fait signe. De l’autre, il tient sa valise. Une petite valise ridicule pour un bras si long. Ou alors c’est la manche de son imperméable qui est trop courte. Ou lui qui est trop petit. Un nain avec une valise de nain. Un sourire béat illumine son visage et lui dessine un masque de clown. Pourquoi sourit-il comme ça ? Et son nez ! Un appendice qui se déploie en chou-fleur violacé. Et ses cheveux ! Il aurait pu les laver. Ou les couper un peu.