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Il me semble que je le vois pour la première fois. Que le voile de l’amour est tombé et qu’il m’apparaît dans sa nudité grotesque. Mille petits couteaux jaillissent de mes yeux, se plantent dans sa silhouette et épinglent mille détails saugrenus qui me font éclater d’un rire mauvais. Il devient difforme, imbécile, lourd, répugnant. Je grimace à l’idée qu’il me touche. Me recroqueville sur le volant pour être le plus loin de lui.

Il me fait signe de me garer. L’imbécile ! Il croit que je vais réussir le créneau parfait pour qu’il ait le temps de monter ? Une boule de haine éclate dans mon ventre et me coupe le souffle. J’ai envie de le planter là, de redémarrer à toute vitesse. Ne plus le voir. Ne plus le laisser m’approcher. Ne plus entendre sa voix pontifiante m’expliquer le mystère des pommes de terre et les secrets de la politique étrangère. Il est vieux, en plus. Il a bien quinze ans de plus que moi. Et cette brillance sur son col, c’est l’usure du tissu ou ce sont des pellicules ?

Il monte dans ma voiture. Fait glisser sa valise sur la banquette arrière. La cale avec précaution à côté de la mienne. Se retourne. Se frotte les mains à l’idée du bon week-end qui s’annonce, hume l’air et m’embrasse.

– Arrête !

Je me dégage en lui donnant un coup de coude.

– Ma Mine, il chuchote dans mes cheveux en y déposant un long baiser.

– Et ne m’appelle plus comme ça !

J’ai la nausée. J’ouvre grand la fenêtre et cherche une issue de secours dans le ciel limpide de Paris. Je serre les dents. Regarde droit devant pour oublier qu’il est là, à mes côtés, et que nous allons devoir passer un week-end ensemble. Je voudrais ravaler ma colère, gagner du temps, mais les mots explosent dans ma bouche, propulsés par des torrents de bile, et déchiquettent celui qui est devenu mon irrémédiable ennemi, l’homme à abattre :

– Ne me touche pas ! Je ne veux pas que tu m’approches ! Je ne te supporte plus !

Et alors, au lieu de répondre à ma déclaration de guerre par un acte de violence qui mettrait sans doute fin à la mienne, au lieu d’employer les mêmes armes que moi pour terrasser l’ennemi qui l’a pris pour cible, il redouble de tendresse, engage le dialogue, tente de faire diversion. Au lieu de dégainer et de crier en garde, il refuse le duel, renvoie les témoins, parlemente et me tend la main. Son sort est scellé : l’homme est condamné. Sans que je sache pourquoi. Délit de sale gueule, de valise trop petite, de pellicules sur le col, de gentillesse appliquée. Délit de mec banal, ordinaire, qui part se mettre au vert en amoureuse compagnie un vendredi soir à Paris. Je me déchaîne. La pampa s’ouvre devant moi et je galope à bride abattue en labourant son cœur de mes éperons géants. Il se ratatine, demande un sursis, supplie. Je ne verserai pas une larme.

Pire : je l’achèverai d’un autre coup fatal et irai dormir, dans la chambre voisine, dans les bras d’un inconnu, étonné de m’avoir éblouie si vite. Insensible à la douleur de l’un comme au charme de l’autre. Je suis en mission spéciale, chargée de trucider un homme qui a commis l’imprudence de m’aimer, de m’approcher de trop près, de me trouver aimable, au sens où ce vieux Corneille l’entendait.

Je ne suis pas aimable et je ne supporte pas qu’on m’aime.

Je ne cherche pas à savoir pourquoi. De l’amour, je veux les coups, les contorsions des corps, le plaisir charnel qu’on oublie aussitôt rassasié, les trahisons, les eaux sales et épaisses où je nage comme un poisson agile qui fait des bulles de félicité. Tout ce qui maintient à distance et empêche de se réunir me donne de l’ardeur, de l’appétit. Les compliments, les mots doux, les attentions, la tendresse qui se déverse d’un cœur à l’autre me révulsent et me pétrifient.

Six mois plus tard, au détour d’un carrefour à Saint-Germain-des-Prés, je tombe nez à nez avec l’offensé. On se mesure, on s’épie, on prend des nouvelles, on s’observe, on se tâte le pouls. Il affiche l’assurance de l’homme libre et fend l’air de ses larges épaules où je nichais, autrefois, ma tête. Ses yeux verts bordés de noir me caressent, me troublent, me rappellent des instants délicieux où je prospérais, encouragée par leur flamme attentive. Nous allons dîner. Il me prend la main et m’interroge. Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ? J’ouvre les mains, muette, pour dire mon désarroi. Le plat de mes mains offertes mime mon désespoir. Alors tout est à nouveau possible ? J’opine, sûre de moi. Je devais être folle, en effet. Un coup de pleine lune, peut-être. Je ne vois que ça. Il rit. Elle a bon dos, la lune, depuis qu’on lui a marché dessus ! J’insiste. Je t’assure, j’étais si bien avec toi. Réconciliée, heureuse, tous mes petits bouts qui se mettaient ensemble. J’apprenais à marcher…

Nous entrons dans ma chambre, heureux et amoureux. Il me traite en riant de grosse bête, de folle à lier, de qu’est-ce qui t’a pris ce jour-là ? Je me déshabille en chantonnant je ne sais pas je ne sais pas les filles sont idiotes parfois. Ou compliquées. On parle du passé comme d’un nuage maléfique qui s’est posé sur nous et nous a transpercés. Il se pose au bord du lit et enlève sa veste. Défait sa cravate. Je me déshabille vite vite et me glisse sous les draps. Je mordille l’ourlet frais, pleine d’appétit pour la peau douce et parfumée de son épaule, sa bouche chaude et ferme, ses reins qui m’emportent si loin, si loin… Quelle idiote j’ai été ! Sa chemise tombe. Il se tourne vers moi. Il me sourit, heureux et confiant, de l’offrande amoureuse dans les yeux.

– Tu vas voir… Cette fois-ci on va être heureux. Et longtemps ! Je vais bien m’occuper de toi…

L’ennemi s’est engouffré en moi, d’un seul coup, une bourrasque violente qui me fige et me glace. Je ferme les poings, je ferme les yeux et le supplie de décamper. Va-t’en, va-t’en… je t’en supplie… Pas lui, pas celui-là. Tu lui as déjà fait le coup une fois… Il est gentil, il me fait du bien… Je lui donne des coups de pied. Je me rétracte sous le drap. Je ne veux pas que ça recommence, je ne veux pas. L’homme s’approche nu, confiant, si vulnérable de tant de confiance, affichant son bonheur de m’avoir retrouvée. Son sourire si tendre, ses yeux verts si doux, sa main se pose sur moi…

Trop tard ! Il n’est plus qu’une gargouille grimaçante et tordue, un monstre bossu, empêtré, énorme, qui rampe sur mon lit et va bondir sur moi tel un crapaud gluant et bouffi. J’ai le corps aussi dur qu’une tourelle en béton et là-haut, au sommet, une mitraillette armée a surgi qui se pointe sur lui…

– Et pourtant, je croyais l’aimer, cet homme-là. Ou je voulais l’aimer de toutes mes forces. Mais toutes mes forces n’y suffisaient pas…

Moi, je te tiens entre mes mains immobiles et je refuse le sort que tu me destines. J’ai compris tout de suite quand je t’ai vue, quand tu m’as jeté ce baiser si violent sur la joue, que notre histoire était au-dessus de tout, au-dessus de toutes. Entre Dieu et Diable, je te murmure dans le noir de ta chambre. Entre Dieu et Diable…

– Je recommençais chaque fois et, chaque fois, je me disais que c’était la bonne. Aujourd’hui, je veux que ce soit la bonne. La dernière. Je suis fatiguée de lutter. Je me sens si vieille, fourbue après tous ces combats. Je veux être plus forte que cet ennemi qui se faufile en moi et m’empêche d’aimer à chaque fois. Tu vas m’aider, dis ? Tu vas m’aider ?