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Il se pencha vers Amadis. Le receveur comprit qu’il était de trop et s’éloigna sans affectation.

— C’est ce receveur, expliqua le conducteur.

— Ah ! dit Amadis.

— Il aime pas les voyageurs. Alors, il s’arrange pour qu’on parte sans voyageur et il ne sonne jamais. Je le sais bien.

— C’est vrai, dit Amadis.

— Il est fou, vous comprenez, dit le machiniste.

— C’est ça… murmura Amadis. Je le trouvais bizarre.

— Ils sont tous fous à la Compagnie.

– Ça ne m’étonne pas !

— Moi, dit le conducteur, je les possède. Au pays des aveugles, les borgnes sont rois. Vous avez un couteau ?

— J’ai un canif.

— Prêtez.

Amadis le lui tendit, et l’autre ouvrit la grande lame qu’il se planta dans l’œil avec énergie. Puis il tourna. Il souffrait beaucoup et criait très fort. Amadis prit peur et s’enfuit, les coudes collés au torse, en levant les genoux aussi haut qu’il pouvait : ce n’était pas le moment de négliger une occasion de faire sa culture physique. Il dépassa quelques touffes de scrub spinifex, se retourna et regarda. Le conducteur repliait le canif et le mit dans sa poche. De la place d’Amadis, on voyait que le sang ne coulait plus. Il avait opéré très proprement et portait déjà un bandeau noir sur l’œil. Le receveur, dans la voiture, allait de long en long le long du couloir, et, à travers les glaces, Amadis le vit consulter sa montre. Le conducteur se réinstalla sur son siège. Le receveur attendit quelques instants, regarda sa montre une seconde fois, et tira sur le cordon plusieurs coups de suite ; son collègue comprit que c’était complet, et la lourde voiture repartit dans un bruit progressivement croissant ; Amadis vit les étincelles et le bruit diminua, s’atténua, disparut ; au même moment, il cessa de voir l’autobus, et il était venu en Exopotamie sans dépenser un seul ticket.

Il reprit sa marche. Il ne voulait pas s’attarder, car le receveur se raviserait peut-être, et il désirait garder son argent.

B

Un capitaine de gendarmerie se glisse dans la pièce, pâle comme un mort (il craignait de recevoir une balle).

(Maurice Laporte, « Histoire de l’Okhrana » Payot, 1935 » page 105.)

1

Claude Léon entendit à bâbord la sonnerie de trompette réveille-matin et se réveilla pour l’écouter avec plus d’attention. Ceci fait, il se rendormit, machinalement et rouvrit les yeux, sans le faire exprès, cinq minutes plus tard. Il regarda le cadran phosphorescent du réveil, constata qu’il était l’heure, et rejeta la couverture ; affectueuse, elle remonta aussitôt le long de ses jambes et s’entortilla autour de lui. Il faisait noir, on ne distinguait pas encore le triangle lumineux de la fenêtre. Claude caressa la couverture qui cessa de s’agiter et consentit à le laisser se lever. Il s’assit donc sur le rebord du lit, étendit le bras gauche pour allumer la lampe du chevet, se rendit compte, une fois de plus qu’elle était à sa droite, étendit le bras droit et se cogna, comme tous les matins, sur le bois du lit.

— Je finirai par le scier, murmura-t-il entre ses dents.

Ces dernières s’écartèrent à l’improviste et sa voix résonna brusquement dans la pièce.

— Zut ! pensa-t-il. Je vais réveiller la maison.

Mais, en prêtant l’oreille il perçut la cadence régulière, la respiration souple et posée des planchers et des murs et se rasséréna. On commençait à entrevoir les lignes grises du jour autour des rideaux… Dehors, c’était la lueur pâle de l’hiver matin. Claude Léon poussa un soupir et ses pieds cherchèrent ses pantoufles sur la descente de lit. Il se mit debout avec effort. Le sommeil ne s’échappait qu’à regret de tous ses pores dilatés, en faisant un bruit très doux, comme une souris qui rêve. Il gagna la porte, et, avant de manœuvrer l’interrupteur, se tourna vers l’armoire. Il avait éteint brusquement la veille, juste en faisant une grimace devant la glace, et voulait la revoir avant d’aller à son bureau. Il alluma d’un seul coup. Sa figure d’hier était encore là. Il rit tout haut en la voyant, puis elle se dissipa à la lumière, et le miroir refléta le Léon du nouveau matin, qui lui tourna le dos pour aller se raser. Il se dépêchait pour arriver au bureau avant son chef.

2

Par chance, il habitait tout près de la Compagnie. L’hiver, par chance. L’été, c’était trop court. Il avait juste trois cents mètres à faire dans l’avenue Jacques-Lemarchand, contrôleur des contributions de 1857 à 1870, héroïque défenseur, à lui tout seul, d’une barricade contre les Prussiens. Ils l’avaient eu, en fin de compte, car ils étaient arrivés de l’autre côté : le pauvre, coincé contre sa barricade trop haute, et qui défiait l’escalade, s’était tiré deux balles de chassepot dans la bouche, et le recul lui avait arraché, de surcroît, le bras droit. Claude Léon s’intéressait énormément à la petite histoire, et, dans le tiroir de son bureau, il dissimulait les œuvres complètes du Dr Cabanès, reliées de toile noire, en forme de livres de comptes.

Le froid faisait cliqueter des glaçons rouges sur le bord des trottoirs et les femmes repliaient les jambes sous leurs courtes jupes de futaine. Claude, en passant, dit « bonjour » au concierge et s’approcha timidement de l’ascenseur Roux-Conciliabuzier devant la grille duquel attendaient déjà trois dactylos et un comptable, qu’il salua d’un geste réservé et collectif.

3

— Bonjour Léon, dit son chef en ouvrant la porte.

Claude sursauta et fit une grosse tache.

— Bonjour, Monsieur Saknussem, balbutia-t-il.

— Maladroit ! gronda l’autre. Toujours des taches !..

— Excusez-moi, Monsieur Saknussem, dit Claude… mais…

— Effacez ça !.. dit Saknussem.

Claude se pencha sur la tache et se mit à la lécher avec application. L’encre était rance et sentait le phoque.

Saknussem paraissait d’humeur joviale.

— Alors dit-il, vous avez vu les journaux ? Les conformistes nous préparent de beaux jours, hein ?…

— Heu… oui… Monsieur, murmura Claude.

— Ces salauds-là, dit son chef. Ah… il est temps qu’on fasse attention… Et ils sont tous armés, vous savez.

— Ah… dit Claude.

— On l’a bien vu, au Libérationnement, dit Saknussem. Ils emmenaient les armes par camions entiers. Et naturellement, les honnêtes gens comme vous ou moi n’ont pas d’armes.

— Bien sûr… dit Claude.

— Vous n’en avez pas, vous ?

— Non, Monsieur Saknussem, dit Claude.

— Vous pourriez me procurer un revolver ? demanda Saknussem de but en blanc.

— C’est que… dit Claude, peut-être par le beau-frère de ma logeuse… Je ne sais pas… heu…

— Parfait, dit son chef. Je compte sur vous, hein ? Pas trop cher, non plus, et des cartouches, hein ? Ces salauds de conformistes… C’est qu’il faut se méfier, hein ?

— Certainement, dit Claude.

— Merci, Léon. Je compte sur vous. Quand pouvez-vous me l’amener ?

— Il faut que je demande, dit Claude.

— Bien sûr… Prenez votre temps… Si vous voulez partir un peu plus tôt…

— Oh non… dit Claude. Ce n’est pas la peine.

— Bon, dit Saknussem. Et puis, attention aux taches, hein ? Soignez votre travail, que diable, on ne vous paye pas pour ne rien faire…

— Je ferai attention, Monsieur Saknussem, promit Claude.

— Et soyez à l’heure, conclut son chef. Hier, vous aviez six minutes de retard.