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— Dis-moi… T’es fatigué en ce moment?

Je hausse les épaules:

— Depuis que je suis né.

— Octave, tu sais qu’on t’adore ici. Mais fais un peu gaffe, il paraît que tu as pété un câble ce matin chez Madone. Duler m’a appelé pour gueuler et j’ai dû envoyer une équipe de nettoyage pour effacer tes oeuvres d’art. Peut-être que tu devrais prendre du repos…

— Tu ne crois pas qu’il faudrait plutôt me virer?

Philippe rigole, me tape encore dans le dos.

— Tout de suite les grands mots. Il n’en est pas question, on apprécie trop ton talent. Ta présence fait beaucoup de bien à la Rosse — tu sais que les Américains ont adoré les films Orangina-Cola et ta baseline «C’EST BEAUCOUP TROP WONDERFUL» a obtenu un bon score Ipsos — mais simplement peut-être qu’il faut que tu ailles moins souvent chez le client, pas vrai?

— Attends, j’ai été très calme: ce débile de Duler m’a sermonné avec le «spamming» sur le web, j’aurais très bien pu demander à Charlie de lui envoyer un virus «cheval de Troie» en pièce jointe par e-mail pour dézinguer son système. Ça lui aurait coûté plus cher qu’un ravalement des chiottes.

Philippe est sorti en gloussant très fort, signe chez lui qu’il n’a pas compris une vanne. Ce qui est néanmoins de bon augure pour mon licenciement, c’est que le pédégé soit venu me sermonner en personne parce que lui aussi aurait très bien pu le faire par cc-mail sur l’intranet. Les gens se parlent de plus en plus rarement; en général, quand on se force à dire la vérité en face, c’est qu’il est PRESQUE trop tard.

7

Les gens me demandent souvent pourquoi les créatifs sont surpayés. Un pigiste qui met une semaine à rédiger un article pour Le Figaro va être payé cinquante fois moins qu’un rédac qui prend dix minutes pour pondre une affiche en free-lance. Pourquoi? Tout simplement parce que le rédac fait un boulot qui rapporte plus de fric. L’annonceur dispose d’un budget annuel de plusieurs dizaines ou centaines de millions à dépenser en publicité. L’agence calcule ses honoraires en pourcentage de l’achat d’espace: en général une commission de 9 % (autrefois c’était 15 % mais les annonceurs se sont aperçus de l’arnaque). En réalité, les créatifs sont sous-payés par rapport à ce qu’ils rapportent. Quand on voit l’argent qui leur passe sous le nez, les sommes qu’ils permettent à leurs employeurs de brasser, en regard leur salaire paraît infime. D’ailleurs si un concepteur demande une faible rémunération, il sera pris pour un rigolo. Un jour, en sortant d’une réunion avec Marc Marronnier, je lui ai posé la question:

— Pourquoi tout le monde écoute Philippe et pas moi?

— Parce que, m’a-t-il répondu du tac au tac, Philippe gagne 50 000 euros par mois, et pas toi.

Créatif n’est pas un métier où l’on doit justifier son salaire; c’est un job où ton salaire te justifie. Comme chez les animateurs de télé, la carrière est très éphémère. C’est pourquoi un créatif touche en quelques années ce qu’un individu normal gagne en une vie entière. Il y a toutefois une différence de taille entre la pub et la télé: un créatif met un an à faire un film de trente secondes alors qu’un animateur télé met trente secondes à concevoir un programme d’un an.

Et puis, créatif n’est pas un boulot si facile. La réputation de ce métier souffre de son apparente simplicité. Tout le monde croit qu’il peut en faire autant. La réunion de ce matin vous donne pourtant une idée de la difficulté de ce job. Si nous poursuivons notre comparaison avec le pigiste du Figaro, le travail du créatif c’est un peu comme si son article était corrigé par le rédacteur en chef adjoint, puis le rédacteur en chef, puis le directeur de la rédaction, puis relu et modifié par tous les gens mentionnés dans son texte, puis lu en public devant un échantillon représentatif du lectorat du journal, avant d’être modifié à nouveau, le tout avec 90 chances sur 100 de ne pas être publié au bout du compte. Connaissez-vous beaucoup de journalistes qui accepteraient de subir pareil traitement? C’est aussi pour ça que nous sommes si bien payés.

A un moment, il faut bien que quelqu’un fabrique les publicités que vous voyez partout: le Président de l’agence et ses directeurs commerciaux les vendent à leurs clients annonceurs, on en parle dans la presse, on les parodie à la téloche, on les dissèque dans les bureaux d’études, elles font grimper la notoriété du produit et ses chiffres de vente par la même occasion. Mais à un moment, il y a un jeune con assis sur sa chaise qui les a imaginées dans sa petite tête et ce jeune con il vaut cher, très cher, parce qu’il est le Maître de l’Univers, comme je vous l’ai déjà expliqué. Ce jeune con se situe à la pointe extrême de la chaîne productiviste, là où toute l’industrie aboutit, là aussi où la bagarre économique est la plus âpre. Des marques imaginent des produits, des millions d’ouvriers les fabriquent dans des usines, on les distribue dans des magasins innombrables. Mais toute cette agitation ne servirait à rien si le jeune con sur sa chaise ne trouvait pas comment écraser la concurrence, gagner la compétition, convaincre les acheteurs de ne pas choisir une autre marque. Cette guerre n’est pas une activité gratuite, ni un jeu de dilettante. On ne fait pas ces choses-là en l’air. Il se passe quelque chose d’assez mystérieux quand, avec Charlie, le directeur artistique assis en face de moi, nous sentons que nous avons trouvé une idée pour fourguer une fois de plus un produit inutile dans le panier de la ménagère pauvre. Tout d’un coup, on se regarde avec des yeux complices. La magie est accomplie: donner envie à des gens qui n’en ont pas les moyens d’acheter une nouvelle chose dont ils n’avaient pas besoin dix minutes auparavant. A chaque fois, c’est la première fois. L’idée vient toujours de nulle part. Ce miracle me bouleverse, j’en ai les larmes aux yeux. Il devient vraiment urgent que je me fasse lourder.

Mon titre exact, c’est concepteur-rédacteur; ainsi appelle-t-on, de nos jours, les écrivains publics. Je conçois des scénarios de films de trente secondes et des slogans pour les affiches. Je dis «slogans» pour que vous compreniez mais sachez que le mot «slogan» est complètement has-been. Aujourd’hui on dit «accroche» ou «titre». J’aime bien «accroche» mais «titre» est plus frime. Les rédacteurs les plus snobs disent tous «titre», je ne sais pas pourquoi. Du coup, moi aussi je dis que j’ai pondu tel ou tel «titre» parce que si tu es snob tu es augmenté plus souvent. Je bosse sur huit budgets: un parfum français, une marque de fringues démodées, des pâtes italiennes, un édulcorant de synthèse, un téléphone portable, un fromage blanc sans matière grasse, un café soluble et un soda à l’orange. Mes journées s’écoulent comme une longue séance de zapping entre ces huit différents incendies à éteindre. Je dois sans cesse m’adapter à des problèmes différents. Je suis un caméléon camé.

Je sais que vous n’allez pas me croire mais je n’ai pas choisi ce métier seulement pour l’argent. J’aime imaginer des phrases. Aucun métier ne donne autant de pouvoir aux mots. Un rédacteur publicitaire, c’est un auteur d’aphorismes qui se vendent. J’ai beau haïr ce que je suis devenu, il faut admettre qu’il n’existe pas d’autre métier où l’on puisse s’engueuler pendant trois semaines à propos d’un adverbe. Quand Cioran écrivit: «Je rêve d’un monde où l’on mourrait pour une virgule», se doutait-il qu’il parlait du monde des concepteurs-rédacteurs?