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« La collection la plus inaccessible de Florence » : ce soir, une cohue. L’éclairage était conçu pour mettre les tableaux en valeur, les spots design étaient donc ce qui se voyait en premier.

Les toiles alternaient, sur les murs clairs, avec la vue de la ville le soir, sur l’autre rive de l’Arno. Nous reconnaissions un Andrea del Sarto monumental, un fragment de panneau de bois peint à Sienne par le maître de l’Observance et, à côté, les silhouettes du Dôme, le Campanile, San Frediano avec sa petite coupole. Des toiles du XXe siècle, en plus faible nombre, dialoguaient, dans cette grande galerie de peintures cachée aux touristes, avec les œuvres anciennes. Nous étions moins portés sur l’art contemporain, mais nous avions reconnu Rothko, dans une chambre à l’écart, et un paysage du vieux Gossec, de sa période classique, avant qu’il ne quitte ses montagnes pour se lancer dans les montages, avec jetés de webcams et mosaïques d’écrans plats. Dans le vestibule, un Delacroix frémissant, un cheval attaqué par un tigre, retentissait devant un beau nu classique, une jeune femme à la peau claire qui nous regarda droit dans les yeux : un tableau d’Ingres, que nous n’avions vu reproduit dans aucun catalogue, La Dormeuse de Naples.

« C’est son dernier achat ?

— Non, mais le portrait de jeune fille, là-bas, un Biaggio d’Antonio, un Florentin qui peignait des visages et des batailles.

— Moins rare.

— Vous connaissez Biaggio d’Antonio ? Bien sûr, mais savez-vous que ce charmant artiste…

— Konrad, tu ne trouves pas qu’il y a ici assez de choses précieuses pour ne pas s’encombrer de tes préciosités ?

— Pas de préciosités, de précisions.

— Précisément, diseur de bons mots, mauvais caractère… »

Dans la bousculade, Konrad psalmodiait :

« … loin des polémiques, des mille ruses de ce haut négoce de l’Art, notre héros…

— Notre héros ?

— Le héros de cette fête. Maher : héros sans famille qui a toujours l’air de sillonner les mers à la recherche de son père… Un Tunisien, je crois qu’il l’a à peine connu. Mère italienne. Lui a vécu en France longtemps… enfin, ce que longtemps veut dire pour un garçon de vingt-six ans. On vous dira beaucoup de choses sur lui. N’écoutez que moi, je me fournis aux meilleures sources. »

Maher nous surprit.

Il portait sa tenue de milliardaire sans affectation ni gêne — un nouveau riche bien élevé ? Le regard doux, sans l’arrogant sourire des magazines, sobre, avenant. Aucune des lourdeurs de l’homme important, rien du séducteur.

Rencontré ailleurs, nous aurions tout de suite pensé à nous en faire un ami. Ici nous n’osions pas : sympathiser avec le « héros » d’une si belle fête, le plus séduisant des alimenteurs de gazettes, le nouveau point de mire de la société internationale des arts… Il émanait de lui un naturel qui semblait rendre tout naturel. Konrad lui avait parlé de nous.

Les potins des journaux n’expliquaient rien. On reconstituait un mélodrame : enfant pauvre, « émigré de la deuxième génération », élevé dans une cité de banlieue, surdoué, adopté à seize ans par une femme richissime… Quand elle était venue à mourir, l’année précédente, à quatre-vingt-dix-sept ans, il avait conduit seul le deuil, héritier unique et envié d’un « vaste empire industriel » et d’une « collection de tableaux digne des plus grands musées du monde ».

À quelle espèce pouvait appartenir Maher ? Aventurier dont on ne connaissait aucune aventure, homme riche qui n’avait pas pris le temps de s’enrichir, orphelin qui se métamorphosait en héritier, Africain de Tunisie qui prenait la tête d’une des plus vieilles fortunes d’Europe ? Ce sourire étrange se fixa sur nous. Il nous dit quelques mots vagues. Nous allions le dédaigner quand il nous délaissa : Konrad de Faulx lui présentait de nouveaux arrivants éblouis.

Toute la frise de grotesques du Gotha de l’art, et quelques représentants des tribus voisines, jusqu’à une star du Calcio, les cheveux aux épaules, s’étaient invités. Personne ne nous avait dit pourquoi Maher Bagenfeld donnait cette fête, quel besoin il avait de montrer ses tableaux, d’inviter tous ces gens qui le méprisaient comme un animal de zoo. Le baron Bessemer avait entrepris de servir lui-même le whisky. Dans un angle obscur, nous avons reconnu une érudite belge, Martine Dieulafoy, bas-bleu de l’histoire de l’art, qui venait de publier un catalogue raisonné de Gossec, en grande conversation avec Louis Rex, le plus vieux critique d’art de Paris, ami de l’artiste et qui semblait se demander comment se débarrasser d’une raseuse pareille. Elle hochait la tête comme un grand dinosaure érudit et myope. Herbivore, elle dévastait la haute légumerie. Tout le monde croyant que Rex était mort depuis des lustres, sa présence à Florence était une attraction. Il avait quatre-vingt-seize ans et des costumes de jeune homme. Il avait connu Picasso, Braque et Balthus et les avait enterrés dans les meilleurs journaux. Le monstre d’érudition en tailleur beige ne nous avait accordé qu’un battement de paupières ; nous avions échappé au péril.

Dans la pièce suivante, un piano à queue fermé servait à mettre en valeur quatre photos dans des cadres en argent ; nous avions jeté un coup d’œil, histoire de vérifier que, là non plus, nous ne connaissions personne. Tout de même, nous avons reconnu le visage fripé d’une vieille dame aux cheveux crépus que nous vénérions, sans bien comprendre pourquoi elle avait l’honneur d’être célébrée dans cette maison, la pianiste Clara Haskil. Le brouhaha, autour de nous, formait des vagues au centre desquelles ce piano laqué semblait une île. Nous captions quelques phrases, hurlées un ton plus haut que leurs concurrentes. Une autre amie de Gossec, Jacqueline Mikhaïloff racontait qu’elle venait d’acheter une maison de vacances en France, dans le Limousin. Ça allait faire du bruit, dans un village perdu, l’arrivée de cette amie de Peggy Guggenheim et de Warhol : « J’étais intime avec Laura Bagenfeld. Ceux qui ont dit que le petit Maher avait été son amant ne savent pas ce qu’ils racontent ! Ragot grotesque ! La vérité est bien pire… »

Un de ses antiques soupirants, perfide, persiflait : « Est-il si savant ? Est-ce que les journaux n’exagèrent pas ? Tout le monde peut attribuer des peintures au culot, la moitié de ceux qui sont ici savent faire ça, sauf bien sûr les spécialistes, qui n’y connaissent rien. Tenez, justement, venez par ici, on va éviter Martine Dieulafoy… »

« Si c’est un imposteur, il est plutôt malin », « Vous savez qui travaille pour lui ? », « Il n’a même pas le bac », « Ce qu’il ne pourra jamais acheter, c’est un Masaccio, ou un Uccello, ou même un Velasquez important ! », « Avec son argent, il ferait mieux d’investir dans du contemporain, il aurait tout ce qu’il voudrait », « Laura en était folle dans les derniers mois », « Un garçon comme ça, c’est un rayon de soleil dans la vie d’une vieille dame, nous mériterions toutes d’avoir le nôtre ».

Un buffet avait été dressé dans le goût du XVIIIe siècle, avec des cascades de vermeil qui supportaient des fruits, des fleurs et des gâteaux, des nappes de brocart bleu, des dentelles et des cachemires. Cette architecture produisait un effet très « bûcher de Sardanapale » et éclipsait, à moins de trente-six heures d’écart, la pièce montée de notre mariage. Nous nous employâmes à dévaster ces pyramides insolentes. Sur le mur, une tapisserie des Gobelins représentait Didon accueillant Enée devant une Carthage de convention, elle aussi à grand effet de pâtisserie. Inscription en hautes lettres de feu : « La fondation de Carthage ».