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— Comme le Napoléon du crime, merci.

— À propos des arts, où en sont tes dernières recherches sur ce petit panneau de coffret de mariage ? Cette bataille de Romains et de Barbares…

— C’est vrai, depuis Christmas Island, tu ne nous en as pas parlé.

— J’ai fini par trouver. À Uzès. Un récit correspond point par point dans le trente-huitième chapitre de l’Histoire de Florus. Imaginez le plaisir, avec un quart de sang berbère, quand on est soi-même un Barbare, que personne ne vous a donné de culture, de lire Florus, que même les spécialistes de littérature latine dédaignent, dans une petite ville de Provence, au soleil, sur une place où rien n’a changé depuis le XVIIe siècle. Le plaisir des Gaulois au sac de Rome. Je suis tombé sur le récit de la campagne de Marius contre les Cimbres, les Teutons et les Tigurins, peuplades avec lesquelles je crois n’avoir aucune parenté. Des Allemands, des cousins de Konrad. La bataille a eu lieu près d’Aix. Florus dit que les Romains vainqueurs, en se désaltérant au fleuve, buvaient plus de sang barbare que d’eau. Et le roi capturé, ce géant à la barbe d’argent, vous vous rappelez, c’est Teutobodus, le chef des Tigurins. Teutobodus aurait bien droit lui aussi à sa statue. Il était si grand qu’au triomphe, sa taille excédait les trophées conquis sur lui. Dans la description de Florus, on retrouve cette scène, pleine d’étrangetés, le camp défendu par des femmes ; il parle des chariots, des coups mutuellement portés, des enfants massacrés, de celles qui se pendent par les cheveux. Et moi, en bon barbare, je suis fier d’avoir reconnu la trace des combats de mes prédécesseurs. Gloire au géant Teutobodus !

— Moi qui suis d’une autre sorte de Barbares, renchérit le baron japonais, je propose de boire à ce Teutobodus qui vous a si fort occupé.

— Et le peintre ?

— Il faut encore faire des analyses. J’ai pensé peut-être à Biaggio d’Antonio, qui a peint quelques batailles sur des panneaux de coffres pour les mariages des riches marchands de la ville…

— Oui, à la National Gallery de Washington…

— Exactement. Mais je n’y crois pas. J’ai d’autres soupçons. Je ne vous en dirai rien encore.

— Des mystères.

— Je ne suis pas certain.

— Ce tableau, l’aurais-tu acheté si c’était toi qui avais constitué la collection ?

— Peut-être pas, quand j’ai commencé à le regarder, au début…

— Il ne te plaît pas.

— Un moment, Sidonie. On croirait entendre mademoiselle Milpois qui me presse de le vendre : “Ne vous a-t-il pas assez porté malheur, vous devriez vous en débarrasser…” et ainsi de suite. À la fin, il va finir par me plaire beaucoup. Vous voudriez me l’acheter, Sidonie et Matsuyo ?

— Non, je disais cela pour une tout autre raison. Tu viens de passer des semaines à résoudre une question mineure, concernant un fragment mal en point d’un tableau anonyme hasardeusement attribué à l’entourage d’un artiste oublié, pas tellement beau et sans grande valeur. Autrefois, tu travaillais sur Fra Angelico ou sur Ingres, les grands noms quoi ! J’ai l’impression que tu tournes à vide. Il faut te secouer mon petit. Tu sais ce que tu vaux !

— Ce tableau, malgré la rarissime représentation du roi Teutobodus, n’est pas aussi précieux que les autres, et alors ? Le sujet d’un tableau n’est pas une question mineure. J’y tiens, à cette peinture. Elle m’a permis de découvrir Florus, un bon historien latin que je recommanderais à tous les amateurs de guerres, batailles et petits soldats, à tous ceux, chère Sidonie, qui ne tournent pas à vide. »

Nos yeux se promenaient sur la fausse tapisserie d’Aubusson du restaurant. Les ramages de cette verdure évoquaient la mêlée des cavaliers romains, cette fuite des Barbares. Un tableau qui faisait peur, avec ces visages tordus dans l’action, ces chevaux cabrés et ces chevaux morts, ces femmes qui s’égorgeaient ou se laissaient massacrer en pleurant, ce géant plein de fougue commandant ses guerriers au dragon vert. Le dragon qui lançait des flammes dans la direction du soleil.

La page de Florus, ces symboles indéchiffrables, ce tumulte, cet affrontement marquaient l’imagination. Même si l’œuvre était mineure, elle avait un style, une force, dignes des tableaux que l’on n’oublie pas après les avoir regardés.

« Tu te caches la tête dans de la poussière !

— L’autre mystère, Sidonie, ne m’intéresse pas. J’aimerais que nous n’en parlions plus. Je n’ai pas le temps, je travaille…

— N’en parlons plus, mais tu sais, Matsuyo ne désespère pas d’intimider la mafia japonaise. Lui aussi œuvre dans l’ombre. Tu dois venger Jeanne. »

La semaine suivante, le dîner de rencontre entre Sidonie et Eulalie fut plus assommant que prévu. Comme elles n’avaient rien à se dire, elles parlèrent sans cesse, ensemble, et très longtemps. Un seul bon moment : quand Matsuyo avoua qu’il s’intéressait aux perles. Eulalie, enchantée, minauda pour se laisser convaincre de montrer ses trésors. Elle l’entraîna, et nous à sa suite, dans son appartement au second étage de l’hôtel Bagenfeld. Un cabinet de travail débordant de dossiers, la comptabilité de la collection. Attenant, un salon meublé avec ce qu’elle avait dû hériter de sa mère, sa grand-mère et sans doute de deux ou trois grand-tantes, qui n’étaient pas des mordues de design Scandinave. Là se trouvaient les écrins.

Dans cette bonbonnière, Matsuyo se penchait sur chacun d’eux, ouvrant des yeux en loupes d’orfèvre et s’extasiant avec un sourire d’enfant. Sidonie, qui n’avait pas l’air de prendre grand plaisir à détailler les parures d’une autre, continuait :

« Alors, cette bataille de sauvages, c’est fini ? Sur quoi travailles-tu ?

— Rebondissement. Je suis presque certain d’avoir trouvé le peintre, ce serait trop beau. » Mademoiselle Milpois leva un sourcil :

« Biaggio d’Antonio ? »

Les quarante boîtes ouvertes répandaient un éclat vert qui se réfléchissait dans les soies et les velours des couvercles.

« Non, il peint plus simplement. Je ne veux rien dire. J’ai dans mon bureau les brouillons d’un article qui devrait faire sensation. Avant de le publier, je dois faire vérifier une chose ou deux par le laboratoire : la qualité de l’argenture utilisée à certains endroits. »

Maher s’enfermait dans cette recherche stérile. Nous avions l’impression de nous égarer. Au milieu de ces perles vivantes, entre ces deux dames un peu fêlées, au rythme des conversations, que devenaient nos souvenirs, nos regrets, Jeanne qui paraissait toujours plus lointaine — et les blessures que nous sentions encore ?

CHAPITRE 5

Un temple grec en Normandie

Le lendemain, Maher nous installa dans sa voiture. Ce n’était pas la jeep de ses promenades sentimentales, mais un cabriolet où nous eûmes de la peine à trouver place entre les piles de photos, les catalogues, les livres, les cartes postales et les cartes routières.

« Je pars visiter un musée oublié en Bretagne ou en Haute-Loire, je fais des photos dans les églises, j’achète des cartoline, je passe un ou deux jours. Parfois, je vais jusqu’en Italie. C’est mon “métier”.

— Où allons-nous ?

— En Normandie.

— Caen ? Bayeux ? Rouen ? Le Mont-Saint-Michel ? Le musée des Beaux-Arts et de la Dentelle d’Alençon ? Le musée du Débarquement de Vierville-sur-Mer ?