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Un angelot de papier rose et bleu, qui tenait un violon, auréolé de nuages d’or et de guirlandes, descendit d’une des images qu’elle avait mises au mur, pour les regarder s’embrasser. Elle avait la paix. Sa démence la protégeait. Elle ne savait rien de la vie de son fils. Elle avait oublié Saint-Denis. Elle n’avait rien su de la mort de Jeanne. Elle comptait, sur son chapelet, les jours qui passent.

CHAPITRE 6

À l’improviste

Nous sommes revenus à Paris dans la nuit. Depuis le bas de l’immeuble, Maher remarqua que la fenêtre de son cabinet de travail était allumée. Il était cinq heures du matin. Le soleil se lèverait bientôt, nous pensions aux nuits à Uzès, aux nuits dans les campagnes de l’Orne que nous avions traversées — nous ne pensions pas à grand-chose.

« Je suis certain d’avoir éteint. Passons par l’escalier de secours. On arrivera à l’étage sans bruit. »

Maher ouvrit la porte sur la cour, on traversa l’escalier de service, la buanderie et la cuisine. Le système de sécurité avait été coupé par quelqu’un qui avait la clef, quelqu’un de la maison. La même idée nous vint. Nous poussâmes la porte de la bibliothèque ; sans surprise, nous découvrîmes Eulalie Milpois, penchée sur les tiroirs du beau bureau à l’estampille de Cressent, fouillant dans les tas de papiers :

« Vous êtes ici chez vous, chère mademoiselle. À votre âge, cambrioler de nuit la maison que vous habitez, de quoi avez-vous l’air ?

— Une vérification…

— Comme une voleuse, avec vos gants d’équitation…

— Je vous assure…

— Je vous écoute. Que cherchiez-vous ?

— Je veux avoir accès…

— Vous avez les archives, les documents. Les seules choses que je mette sous clef, ce sont mes travaux en cours. Vous vous intéressez à cette scène de bataille ? Vous vouliez que je la vende, c’est cela ? Vous m’auriez sans doute indiqué l’acheteur ?

— J’ai été efficace depuis que vous dirigez la maison. J’ai obéi aux volontés de Laura, sans rien savoir de vous. J’ai fait mon travail… Du temps des Bagenfeld, j’avais accès à tout. Je pouvais tout voir. À la mort de Laura, j’aurais pu gérer la collection.

— Qu’en auriez-vous fait ?

— Vous voulez que je vous dise, à la fin : je l’aurais ouverte au public, j’aurais gagné de l’argent avec tout cela, au lieu d’en perdre.

— Depuis combien de temps vous intéressez-vous à ce petit panneau ?

— J’étais là le jour où Évariste Bagenfeld l’a acheté à un antiquaire de Milan.

— Quand ?

— 1926.

— Quel antiquaire ?

— Misarti.

— Exact. Qu’a dit Misarti en vendant ce tableau, il l’attribuait ?

— Je ne sais pas.

— Dans le fichier, la notice a disparu depuis deux ans. Je ne suis pas un imbécile. Évariste Bagenfeld rédigeait toujours une notice décrivant les conditions de ses achats. Pour cette pièce, elle manque ; vous l’avez ?

— J’en avais besoin.

— Pourquoi ? Vous savez que mon article a déjà été envoyé, il paraîtra à New York la semaine prochaine.

— Misarti attribuait…

— La peinture à Uccello, et il disait qu’elle venait des collections d’Este, c’est cela ?

— Oui.

— Vous vouliez que je me débarrasse de cette peinture. Qui avait fait des propositions d’achats ? »

Eulalie Milpois, acculée, tentait l’agressivité :

« Je n’en sais rien. Vous inventez. Vous ne savez pas comment on gouverne une collection. Vous êtes un gamin. Du temps d’Évariste… Je n’ai rien à vous dire. »

Le téléphone sonna. Maher passa dans la pièce voisine. Nous restâmes face à cette femme. Elle ne nous regardait pas.

Elle avait été belle. Dans les années vingt, elle avait sans doute été la maîtresse d’un multimillionnaire. Elle ressemblait désormais à une vieille secrétaire sans histoire, en tailleur bleu et lunettes d’or. Les rideaux nous empêchaient de voir le jour se faire.

Si ce tableau était réellement un Uccello, ce ne serait pas un des plus beaux. Mais ce serait le seul à être en mains privées, avec la crucifixion de la collection Thyssen.

Une fortune. Un Uccello authentique passant en vente deviendrait du jour au lendemain « le tableau le plus cher du monde ». Paolo Uccello, « le petit oiseau », est un de ces artistes illuminés, des fous pour lesquels on bat des records de prix dans les ventes — il avait la passion de peindre des batailles avec des corps brisés, des armures, des chevaux de théâtre. Il n’aimait que le fracas des armes et les problèmes de géométrie. Il appliquait des feuilles d’argent sur sa préparation pour matérialiser les boucliers, les plaques de métal. On croyait voir le choc des hommes dans des éclats de lumière. Vasari, au XVIe siècle, a décrit les trois batailles peintes pour Laurent de Médicis ; il ajoute qu’Uccello avait réalisé plusieurs autres battaglie pour des palais florentins. Les historiens de l’art ne sont jamais parvenus à localiser ces peintures qui montrent à quelle perfection Uccello avait su conduire la perspective, traduire le monde en cubes, en sphères et en cylindres, dessiner des polyèdres à soixante-quatre facettes pour orner le cimier d’un casque luisant comme un miroir.

Le tableau de Maher avait, bien au centre, un casque extraordinaire relevant plus de l’art du calcul que de l’art de la guerre. Le calcul mental, son enfance. La cave de Saint-Denis.

Vasari ajoute qu’Uccello était un malade : il avait l’esprit si agité par ses recherches qu’il répondait à sa femme, quand elle lui demandait de la rejoindre dans le lit conjugal : « Quelle douce chose, la perspective ! » La seule plaisanterie que se permettait, à l’école du Louvre, notre professeur d’art de la Renaissance.

Maher revint :

« Nous reprendrons cet entretien dans une demi-heure. J’attends des visiteurs, et des preuves. Restez ici. »

Il tira les rideaux et la tour Eiffel, elle-même, revêtue d’argent, sembla un enchevêtrement de cuirasses de la Renaissance qui s’incrustait dans la brume. Dans un cadre d’ébène, un portrait de Laura Bagenfeld, en noir et blanc, pris à Florence, devant la chapelle des Pazzi, nous regardait. Etait-ce Maher qui l’avait mis à la place d’honneur ?

« Nous devons attendre, mes pauvres amis. Si vous vous sentez en forme, il y a le piano, vous vous souvenez ? »

Pour tromper notre impatience, incapables du moindre raisonnement, nous reprîmes de mémoire le troisième mouvement de ce concerto de Mozart — laissé interrompu ici, l’année précédente. Nous jouions sans penser à rien, pas même à Clara Haskil, dont l’ombre hanterait, pour nous, à jamais, cette pièce. Eulalie Milpois était prostrée sur une chaise. Maher triait le courrier et décachetait ses enveloppes avec un coupe-papier d’ivoire frappé d’un B majuscule.